Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
orlando de rudder
orlando de rudder
Publicité
Archives
13 décembre 2005

Mélancolie pratique 14

Ecrire, mais quoi ? Pourquoi ? Il faut se poser la question: Pourquoi suis-je en train d’écrire ce livre ? quelle est la raison qui me pousse à vouloir le mettre au monde » ? Hélas, trop souvent, la réponse est celle-ci : « J’écris un livre pour écrire un livre. N’importe quel livre. Un point c’est tout ». Christopher Isherwood Octobre, 1984. La belle indignation vertueuse de Christopher Isherwood laisse rêveur. Encore une fois, on ressent l’exigence d’une justification du fait d’écrire. Dans quel monde sommes-nous tombés, grands dieux ! Que peut-on bien reprocher à ceux qui recherchent le plaisir d’écrire ? Nous avons vu plus haut qu’Alexandre Dumas, lui-même, hésitait sur le choix d’un sujet :il voulait écrire un livre pour écrire un livre, et pour gagner sa vie, arrondir sa fortune. Ce qui est légitime. Il y a trente ans je voulais écrire à tout prix sans savoir quoi, aujourd’hui je sais quoi écrire mais le temps me manque. Jean d’Ormesson, interview dans A nous deux Paris, 14-20 Janvier 2002. Certes , le désir d’écrire, dans sa forme vélléitaire peut prêter à sourire : … et si Miss Willerton voulait écrire une histoire, il fallait d’abord qu’elle y réfléchisse. D’habitude, c’était assise devant sa machine à écrire qu’elle réfléchissait le mieux (…) Il y avait tellement de sujets sur lesquels écrire des histoires que Miss Willerton n’arrivait jamais à en trouver un. C’était toujours là le plus difficile quand on écrivait une histoire disait-elle. Elle passait plus de temps à réfléchir à ce sur quoi elle écrirait qu’elle n’en passait à écrire. Miss Willerton cherche, cherche et trouve de bien curieux sujets, comme : Les boulangers français « avec leurs bonnets comme des champignons » c’étaient de grands et forts gaillards blonds. Et les professeurs ? Ils la mettaient toujours mal à l’aise. Ils ne constituaient même pas un problème social. Ah ! le problème social ! On voit que d’une façon ou d’une autre, on recherche l’engagement. Il n’a pourtant pas besoin d’être explicite. Miss Willerton, pourtant, se met assez vite au travail. Elle n’éprouve pas l’ « angoisse de la page blanche » : Les premières phrases lui venaient comme ça. Comme dans un éclair. ! Comme dans un éclair ! disait-elle en claquant les doigts, littéralement comme dans un éclair. Cela dit, Miss Willerton se découvre un certain sens de l’intrigue ! Il y aurait une femme naturellement. Peut-être Lot la tuerait-elle. Ce genre de femme attirait toujours les ennuis… il faudrait quelques scènes très violentes, naturalistes, des scènes sadiques, le genre de choses qu’on lisait à propos de cette classe… La femme serait assez jolie, comme-ci, comme-ça, blondasse, les chevilles épaisses, les yeux terreux… Flannery O’Connor, « La récolte », Pourquoi ces nations en tumulte ?, 1991. Notons que son personnage vit déjà en elle… On voit qu’écrire pour écrire est un désir répandu. Il peut aller très loin et, comme tout ce qui concerne l’écriture, devenir dangereux. Si l’on est possédé du désir de se plaindre ou dominé par la haine, pour peu que notre économie mentale nous y pousse, nous pouvons nous retrouver au sein glacial de la pathologie : l’hypergraphie compulsive, la graphomanie sont parfois les symptômes d’une grande souffrance psychologique. Touours est-il qu’ Isherwood manque d’indulgence. Il est cependant vrai qu’on se gausse volontiers de ceux qui souffrent. C’est l’un des ressorts du comique. N’empêche, quand on ressent l’appel de l’écriture, a t-on le droit de ne pas y parvenir ? A t-on le droit de ne pas écrire si le cœur nous en dit ? Droit au cœur, l’écriture ! Vouloir écrire ne se confond pas forcément avec la volonté d’être écrivain. L’un mène souvent à l’autre, toutefois. Et vice-versa, bien entendu. Ce n’est pas sans péril : on commence par un journal intime, un poème, et l’on se retrouve, trente ans plus tard, dans la frénésie obligatoire d’un grimaud écrivant n’importe quoi pour, vaguement, survivre. Prudence ! Le succès peut aussi briser. On connaît l’histoire de ce Prix Goncourt qui ne s’en remit pas et devint obscur après le succès… cette situation devient parfois crainte, voire cauchemar : Je viens de rêver que j’avais écrit un livre d’une extrême vulgarité et qu’il remportait un immense succès. Françoise Lefèvre, Souliers d’automne, 2000. Françoise Lefèvre se propose une éthique exigeante. Elle montre ainsi combien elle est écrivain. Etre écrivain, ça peut aussi consister à avoir écrit un livre, jadis, et passer le reste de son existence à traîner au Flore ou chez Lipp. C’est un façon de devenir ou de rester un homme de l’être. Car l’esthétique contemporaine apprécie beaucoup les « écrivains rares », ce qui va avec la prédilection pour l’écriture « blanche », le minimal , l’allégé. Les auteurs concernés sont généralement ceux qui s’excusent presque d’écrire. Ce manque de gourmandise me semble plus coupable que tout silence. Certes, il existe des génies à un coup, des Dujardin, des Fournier, des Fromentin… ils ne sont pas légion. Pour les autres, les généreux, les prosateurs juteux aux phrases gastronomiques, ou les forçats du fric, le temps manque pour se poser ce genre de question d’ailleurs résolue. Un peu plus d’amour les meut, accompagné de beaucoup moins de conformisme. Ajoutons une bonne gestion du narcissisme et l’on peut avancer. Il se trouve que certains écrivains écrivent. Même qu’ils écrivent pour écrire, pour la joie d’écrire.Ils vivent pour l’écriture et de l’écriture. Ils sont écrivains : Je suis tout simplement un romancier, c’est tout. Mes cent soixante-quinze romans ne font pas plus, en longueur que l’oeuvre de Dickens ou de Walter Scott (…) ces gens écrivaient, tout simplement. Georges Simenon, Entretiens avec Roger Stéphane, 1963. Evidemment, ce genre de carrière n’est guère tout sucre tout miel . Certains s’en plaignent : C’est lassant d’écrire roman sur roman. Norman Mailer, Interview par Ph. Coustis, L’Express, 19 août 2001. Ces deux façons d’écrire ne recouvrent pas deux façons d’être. Ecrivain n’est pas seulement une profession. Aujourd’hui, c’est aussi un rôle social auquel on ne saurait échapper. Ce qui ne va pas sans désagrément Julien Gracq s en insurgeait déjà en 1950, dans La Littérature à l’estomac. Un écrivain aujourd’hui, c’est un personnage assez anachronique et qui va le devenir de plus en plus. C’est une personne qui se sent mal à l’aise avec cette surenchère perpétuelle des médias. L’écrivain d’aujourd’hui ou d’hier est quelqu’un qui a besoin de solitude, qui a besoin de recherche, qui a besoin de distanciation, ce qui ne correspond pas du tout à ce qu’on demande à un écrivain aujourd’hui. Michel Ragon , « Le chouan libertaire » Interview par Pascal Didier dans Le Monde Libertaire, 22 septembre 1988. Que faire ? Devenir un « auteur de référence », qu’on ne lit pas toujours mais qu’on doit admirer ? Montrer sa rigueur, sa hauteur et son honnêteté scrupuleuse, fût-ce au prix de l’isolement délibéré, de la tour d’ivoire ? Le résultat devient parfois piquant, ironique, mélancolique. Surtout lorsqu’on vit dans une petit ville provinciale : Vous savez, mon identité littéraire reste très floue. Seuls existent les écrivains qui sont passés chez Pivot. En revanche, on respecte le propriétaire terrien Louis Poirier. Julien Gracq, « Un balcon en Anjou », entretien avec Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur, 23/30 janvier 2001. Comment se dépêtrer de ce jeu de représentation ? L’écrivain, dans les cocktails, les mondanités n’a guère de latitude. On avance masqué, autant désigner son masque. Etre soi-même ? La belle affaire : méditons sur un joli conte dû à Rafael Sanchez Ferloso qui le narre dans La homilia del ratón : Un empereur de Chine coulait marier sa fille à un homme vertueux. On lui trouva un mari dont la vertu se voyait sur son visage radieux. Cet homme rendit sa femme heureuse. Hélas, il mourut. A sa mort, on découvrit qu’il portait un masque. Les mandarins, furieux, vilipendèrent l’imposteur. On ôta le masque. Au dessous, on découvrit le même visage. Celui que représentait le masque. Voici une bonne façon d’assumer notre situation. Car il le faut. Nous n’avons pas le choix. En s’y prenant bien, elle peut se révéler bénéfique. Cette existence ne doit pas, cependant, se prendre à, la légère : J’ai de l’orgueil et j’en suis fier. Georges Blond, Moi, Jean Laffite, 1985. En ces temps de dénigrement, d’auto-dénigrement, autant montrer l’exemple d’une certaine droiture, d’une honnêteté. Nous avons de bonnes raisons pour écrire et raison d’écrire. Aussi, pour le vivre bien, il faut assumer notre différence et ne pas se la jouer miteux, voire honteux. En ces temps de carrières, vivons notre destin ! Au travail : On nous demande parfois « pourquoi écrivez-vous ? », comme s’il s’agissait d’une question légitime. C’est, de plus, indiscret. Répondez : pourquoi-aimez vous vos enfants ? votre femme ? Cette question constitue une demande de justification. C’est presque « de quel droit écrivez-vous ? ». Répondez : pourquoi êtes-vous si con ? Ou encore : pourquoi êtes-vous ? De quel droit existez-vous ? Poète, vos papiers ! Dans notre quête de l’être-écrivain, il importe de faire remarquer l’indécence de cette interrogation à qui l’ose, à qui le risque. Répondez : Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Vous avez forcément quelque chose à transmettre, de quel droit le gardez-vous égoïstement au lieu de l’offrir ? Ala rigueur pourrait-on demander : Pour qui écrivez-vous ? Nous sommes généralement trop gentil pour refuser de répondre à ces brûle-pourpoints. Nous allons parfois jusqu’à la sincérité, comme Colette Nys-Masure : J’écris pour habiter ma vie, l’apprivoiser, l’ouvrir et ancrer. Entretien avec Colette Nys-Masure, Hauteurs, revue littéraire du Nord et d’ailleurs, n°4, avril 2001). Voici qui témoigne de la quête infinie d’être inhérente à l’écriture. Un maçon, un boulanger dit : « je suis maçon, je suis boulanger » alors qu’il s’agit d’un métier. Ils sont socialement maçon ou boulanger. Mais leur profession ne les définit pas entièrement. Ils peuvent, par exemple changer de métier. Un écrivain passe sa vie à être et à devenir écrivain, tout en l’étant, même s’il n’écrit plus. Etre écrivain constitue un engagement suffisant : il recouvre tous les autres. Ce qui n’empêche pas une action politique ni d’écrire contre. Surtout contre ! On écrit parce qu’on assume sa mélancolie. On écrit parce qu’on aime. Vive la liberté ! Misère de l’écriture et non écriture de la misère ! Depuis son enfance, mon meilleur ami rêvait d’être écrivain. Il ne savait pas ce qui l’attendait. Jacques-Pierre Amette, Ma vie, son œuvre, 2001. Vivre l’écriture demande de vivre aussi. Manger, quoi… Manger quoi ? De la vache enragée ou folle plus souvent qu’au Bœuf sur le Toit ! L’idéal serait de naître riche ou de vendre beaucoup de livres. La richesse est de loin préférable : Liberté Grande au rendez-vous. On peut publier, produire soi-même malgré le refus de tous les éditeurs. En cas de génie, ça se diffuse tout de même. Vendre beaucoup de livres engage plus. Le succès finit par obliger à toujours récrire le même livre. On invente son propre genre littéraire. On forge nolens volens une image de soi difficile à modifier, parfois plus pathogène que la misère. On jalouse très vite les « vrais » écrivains, ceux qui sont restés pauvres, sont plus estimés que jalousés et n’ont pas à jouer les sempiternels gugusses. On tente laborieusement d’écrire « autre chose » un « vrai » roman, comme tel ou tel auteur de polars, voire des poèmes. Et c’est lamentable ! Le moyen terme est une profession autre que l’écriture, un « enfer du poète » supportable à la rémunération régulière. Au prix de la liberté bafouée : Si tu veux vivre, sers, si tu veux être libre, meurs Arno Schmidt, , « Les émigrants », Roses et poireaux, 1994. Jadis, l’administration de l’ Hôtel de Ville, à Paris ou la Direction des Cultes accueillirent maints écrivains-fonctionnaires. A tel point qu’une note de service stigmatisa un employé par ces mots : « rédige mal ». Il s’agissait de Guy de Maupassant. Beaucoup d’écrivains sont professeurs. Ce serait l’idéal sans les élèves. Si l’on est bon, on travaille beaucoup et l’on n’écrira pas. Si l’on est mauvais, les chahuts nous épuisent. De plus, on n’a plus le droit de frapper les élèves (d’ailleurs de plus en plus costauds, voire armés) ce qui nous aurait permis de défouler notre rage lorsque notre sublime roman ne s’est vendu qu’à 150 exemplaires ou que c’est ce salaud de nul de connard d’Untel qui vient de recevoir le prix tellement convoité qu’on le considérait déjà comme notre dû Ah ! un bon « petit boulot » pas cassant, pépère… Admettons qu’on n’y laisse pas sa plume. Ne voit-on pas qu’on vit moins l’écriture ? Certains, et non des moindres se sont accomodés d’une telle situation. C’est vaguement se commettre. A moins que… Rien n’est plus beau qu’un petit-bourgeois d’aspect ordinaire, respectable écrivant des horreurs scandaleuses sous pseudonyme ! rien n’est plus séducteur que l’idée d’une bonne-sœur saine et quasi-sainte fabriquant du porno sous sa coiffe ou sa robe. Souvenons-nous du curé Meslier, prêtre exemplaire. Lorsqu’il mourut, aimé de ses paroissiens, en odeur de sainteté, on découvrit les attaques violentes qu’il écrivait en cachette contre la religion, on lut, avec stupéfaction ses diatribes anarchisantes… si l’on doit se soumettre à l’administration ou à l’ordre établi, que ce ne soit qu’en apparence : un écrivain, un artiste est inspiré, missionné, envoyé, qu’il le veuille ou non par les forces d’une suprême liberté : il doit parfois cracher dans la soupe s’il est timoré, pisser dedans s’il l’est moins, l’empoisonner s’il en a le loisir. Ce serait une belle façon de donner ses lettres de noblesse à la dissimulation : devenir la « taupe » d’un autre monde. Sans compter le plaisir de cet état, de cette manière d’ être écrivain! J’ai toujours pensé que les hypocrites bien organisés connaissent des jouissances incomparables. Jacques Perry, La beauté à genoux, 1966. L’hypocrisie au service de l’art, voilà qui a de le gueule ! Hélas, la chose semble rare. Autrement, il reste la bourlingue, la misère. Ah ! les écrivains voyageurs ! Les regnard, les Cendrars, les London… ou ce pauvre Kerouac qui aurait tant voulu rester chez sa Maman! Nous sommes loin des vrais voyageurs, ceux qui se baladent un peu en Inde durant un mois et produisent ensuite douze fort volumes sur la pensée védique sans négliger de prononcer, durant dix ans, de magnifiques conférences sur « Le Gange Eternel » ou les peuples du Kérala. On ne voit rien, ailleurs, surtout quand on est pauvre. Les pays étrangers ne se connaissent bien qu’à partir des hôtels. Et lorsqu’on y va dans le but de les connaître. Dans ce cas, dix jours de Hilton au Caire suffisent pour mieux connaître l’Egypte qu’une résidence de vingt ans. Voyager dans la misère, c’est ne connaître que la misère : on ne peut devenir espion. On est de toute façon une sorte de bourgeois dans les pays de famine endémique. On n’a rien à foutre là, chez les autres, les pauvres ; notre présence est toujours ressentrie comme condescendante. Considérée comme arrogante. Justement. On finit par aimer ce qu’il y a de plus bête ailleurs parce que c’est ailleurs. Certains deviennent hindouistes en Inde, faute d’avoir compris leur catholiscisme natif ou pour l’avoir rejeté. On écrit mal ainsi… ou alors trop bien. L’ écrivain bourlingueur est obligé de survivre. Il connaît la faim, le froid. On se voit mépriser par le peuple comme par les bourgeois. Encore que ces derniers l’acceptent parfois comme élément décoratif ou caniche de salon. C’est parfois savoureux : Passer pour un idiot aux yeux d’un imbécile est une volupté de fin gourmet. Georges Courteline, La Philosophie de Georges Courteline. Mais, le plus souvent,ça tue. Par usure, amertume… D’autre part, on ne va jamais au bout de soi, de ce soi-écrivain qui aurait tant besoin d’opulence.Les génies miséreux ne s’accomplissent pas. Leur fulgurance ne doit pas cacher qu’ils eussent été encore meilleurs sans le creux au ventre. La folie et la faim n’ont produit que des talents malgré elles. Des « Quand-Même » serrant les dents. Un travail pénible ne vaut rien. En relisant Martin Eden, de Jack London, on rencontrera certaine blanchisserie qui nous le fera comprendre… Avec la misère, on se trouve souvent obligé de voyager, de fuir. La prison ou l’hôpital psychiatrique permettent évidemment de transformer sa vie en roman. Encore faut-il l’écrire. Naguère, voilà qui constituait un bon argument de vente. La mode en a heureusement passé. Sans doute y a t-il trop d’artistes pauvres ou miséreux : on se foutrait d’un Genet d’aujourd’hui. Le public, déjà rare, ne saurait compatir à la détresse de toutes ces pauvretés. Autre inconvénient : la misère conduit à la solitude. La solitude guette et tue : Il y a tant d’artistes qui deviennent fous ou se suicident à force de solitude. Joyce Carol Oates, entretien avec Catherine Argand, Lire, Novembre 2000. En attendant, l’originalité, la rareté se délivre mieux chez les riches que chez les pauvres. Raymond Roussel a créé un monde, tandis que Jack London n’a fait que rajouter de merveilleuses pages à un genre déjà connu. Hugo parle mieux de la misère, parce qu’il a su la comprendre intérieurement, que la plupart des véritables crève-la-faim. En tout cas, il a pu aller jusqu’au bout de son chemin. Ce n’est pas le cas d’Artaud qu’un peu d’argent eut sauvé, tout en lui permettant d’achever ce qui n’est que fragments sublimes… Un héritage eut permis à Jarry d’aller encore plus loin… Aussi, lorsqu’on se trouve en situation d’artiste, il convient de faire établir sérieusement son arbre généalogique. On y trouve parfois un riche parent éloigné. Avec un peu d’ignominie, bien excusable chez un pauvre, on captera soigneusement son héritage, à moins de le voler tout vif. Avec de la chance, on se retrouvera en prison au moment où la mode des écrivains-taulards reviendra. Le riche mariage est une autre solution. Certains hommes fort mysogynes aiment à jouer les pygmalions. L’écrivaine pauvre aura tout intérêt à investir dans la dignité soufreteuse, humble, mais non soumise. Ou alors juste quand il faut. L’homme pourra se montrer plus goujat : ça plaît raisonnablement à celles qui ont l’habitude du pouvoir de l’argent. Bien sûr, les conjoints riches sont près de leurs sous. Faudra tâcher moyen de les leurs faire lâcher. Un bon divorce avec pension ou indemnités compensatoires peut convenir. Un constat d’adultère y aide : il suffit de coucher un copain, une copine dans le lit du conjoint, et c’est Byzance. L’ennui c’est qu’on s’attache parfois à son compagnon. Doit-on pour autant écrire des niaiseries sirupeuses ? Non. Admettons qu’un héritage, un riche mariage nous aie permis l’opulence qui nous est due. Que faire si le genre artiste crève-la-dalle redevient un must ? La réponse est dans « L’Argent », nouvelle de Deszö Kostolányi qu’on trouvera dans son recueil : Le traducteur cleptomane. On remarquera, s’il vous plaît, que je n’ai céans vilipendé personne.C’est que le plus mauvais de tous les écrivains, le plus insidieusement carriériste, le plus pourri, le plus course-aux-prix, le plus employeur de nègres, le plus malhonnête, le plus pompier possède tout de même, en lui, au fond de lui, une rareté précieuse : il a au moins rêvé d’être écrivain. Ils possède sa solitude ou sa solitude le possède. Le reste n’est pas littérature. Ecrire n’est pas un métier d’employé, de salarié, d’artisan. L’idée est autre, oui, l’idée est autre. Pourquoi en dire plus ? dans l’idéal, il urge d’envisager la possibilité d’en mourir. Sinon, à quoi bon ? Arrêtons de jouer avec les mots. Ils s’en vengent. En fait, vivre d’écriture et pour l’écriture se pratique de toutes les façons imaginables. Il existe des princes-poètes, comme Charles d’Orléans, des canailles rimantes comme Lacenaire, des poètes et paysans, des prosateurs cheminots ou chemineaux, des voyageurs sans bagages, des diplomates à malles, des putains et des proxos, des généraux emplumés, des curés et des vierges qui écrivent leurs œuvres. Peu de bourreaux, cependant. Sinon de travail. Excipit : Terminer, finir, peaufiner, parfaire, mettre au monde. Ici, dans les quelques minutes qui me restent, je dois noter, le ciel soit loué, l’achèvement des Vagues. J’ai écrit les mots « ô mort » il y a un quart d’heure, après avoir rédigé les dix dernières pages d’une main tremblante avec la tête qui tournait et par moments, j’éprouvais une telle intensité et une telle ivresse que j’avais l’impression de courir en trébuchant après ma propre voix ou après quelqu’un qui parlait (comme lorsque j’étais folle). J’ai presque pris peur en repensant à ces voix que je sentais passer au-dessus de moi. Virginia Woolf, Journal d’un écrivain, 9 février 1931. Il a donc fallu écrire. Certains ont su gérer leurs séances de travail en complices de leur temps : Ne baclez pas une histoire de six mille mots avant le petit déjeuner. Il ne faut pas trop écrire. Il vaut mieux se concentrer sur une nouvelle que d’en écrire une douzaine à la fois. Ne rêvassez pas dans l’attente de l’inspiration. Partez plutôt à sa recherche. Si vous ne la trouvez pas, vous obtiendrez tout de même un résultat concret. Fixez-vous des seuils de travail minimum et maximum et respectez-les. Jack London, Profession Ecrivain, 1980 . Car il en sera de même pour les dernières retouches. Les séances d’écriture ou de correction doivent être vécues avec une certaine paix. Même si quelques élans lyriques nous font d’une plume acérée griffer le papier ou marteler d’un doigt brutal les touches du clavier. Il faudrait s’arrêter comme repu de travail, comme pour le digérer, comme après un bon déjeuner. Rassasié. Ce qui permet de passer au vrai repas : Et maintenant je m’aperçois avec plaisir qu’il est sept heures et que je dois préparer le dîner. Haddock et chair à saucisses. Il est vrai, je crois, que l’on acquiert une certaine maîtrise de la chair à saucisses et du haddock en les couchant par écrit. Virginia Woolf, Journal d’un écrivain, 8 mars 1941. Ecrire n’est rien. Récrire, c’est tout. Voici venir un moment extraordinaire, celui de l’intimité, de la communion avec le manuscrit. Nous ne sommes plus dans l’état fusionnel propre à sa petite enfance. Quelque chose nous dépasse : l’œuvre devient autre. Il va nous falloir prendre de la distance. Eprouver un détachement que d’autres souhaitent permanent : L’artiste chez Joyce, se tient en retrait, détaché de son œuvre comme le dieu de la création « occupé à se polir les ongles ». Anthony Burgess, D.H. Lawrence ou le feu au cœur, 1985. Car le texte devient désormais un enfant à élever. Non pas à rabaisser comme on le fait dans les familles molles. Eduquer, élever, voilà qui peut paraître suicidaire : il convient que l’enfant n’aie plus besoin de nous. Le texte, pareillement, doit se conduire vers son indépendance…C’est une série d’opérations formelles, raisonnées, méthodiques, spirituelles et sensuelles à la fois. Il faut commencer par des séances courtes, mais quasiment féroces : la grammaire, la ponctuation, la correction –ou la maîtrise d’une incorrection choisie, délibérée-, le rythme. Il faudra tenir cette sévérité durant au mois trente minutes. Bon, vingt, c’est mon dernier prix. Cruellement, il faudra chasser les auxiliaires et les verbes plats : faire, dire, etc. Ne pas en admette plus d’un par page. Lire à haute voix. Mesurer l’écart : un hiatus doit persister entre la parole et l’écrit. Ce n’est pas la même chose. Il faut le savoir, le goûter, le savourer. L’imitation de la parole ne doit pas être la parole, mais faire semblant de l’être. Autrement, on se voit obligé d’user d’apostrophes, comme dans les agaçantes reproductions de l’argot ou du langage « populaire ». c’est agaçant. Assumer l’écrit, sa distance, et sa beauté spéciale lorsqu’on le prononce. Poésie, parole de cérémonie, ou pire… Corriger… étrange mot. On ne bat pas ses pages. Au mieux, elle se défendraientt. Elle sont beaucoup plus fortes que nous. Plus nombreuses aussi. Il faut collaborer avec elles. Evoluer avec elles. Car elles changent plus vite qu’on le croit, ce qui nous demande de la lenteur patiente : Chacun sait ce qui se passe quand on écrit : on commence par changer une virgule, ensuite il faut changer un mot, puis la construction d’une phrase, et à la fin tout est par terre. Italo Calvino, « Le Nuage de smog », Aventures, 1964. Alors, courage, changeons ces virgules. Avec, parfois, une tendresse rétive. Une tendresse qui mord. L’amour, dans ses jeux connaît la caresse devenant griffe, le baiser cru qui se termine par la morsure, les dents imprimées sur la peau du partenaire. Ce qui n’apparaîtra, en l’espèce, que pour obtenir, tellurique, un surcroît de plaisir, acharné, fervent. Ecrire un ouvrage, d’un roman se déroule comme un itinéraire dans le paysage du texte. Cette balade se rapporte véritablement au fait de parcourir un chemin : Le vélo, c’est la métaphore parfaite de l’écriture. Sur la route, comme sur la page, c’est la même perfection que l’on cherche en repassant sans cesse sur la même trace. L’équilibre, le rythme, la scansion ne sont que la conjugaison du plateau et du pignon, de l’imparfait et du passé simple. Rouler, c’est écrire en lettres invisibles. Gérard Mordillat, Rue des Rigoles, 2002. La révision, l’ajustage, la récriture, la correction propose une autre forme de cheminement : celui que propose encore et toujours la grammaire : l’amour, la poésie. Nous laisserons venir le moment sucre et miel de l’adéquation de la phrase à elle-même : syntaxe… le rapport de la longueur des phrases à la pensée, tandis qu’on liera le tout en charmant la phrase , riant de se voir si belle dans son propré état. Instruire la phrase, la période, c’est lui donner connaissance de sa propre force. C’est aussi l’argumenter, comme on instruit un dossier. Déjà, il faut anticiper la nostalgie ; apprendre à imaginer le moment où nous regretterons le doux temps de cette phase, avant que l’oiseau quitte le nid, afin de la mieux savourer. Avec l’habitude, on comprendra combien récrire est doux. Plus intense que l’écriture. On l’opérera en sachant que : Ce qui commande chez un écrivain l’efficacité dans l’emploi d’un mot, ce n’est pas la capacité d’en serrer de plus près le sens, c’est une connaissance presque tactile du tracé de leur clôture et plus encore de leur litige de mitoyenneté. Pour lui, presque tout dans le mot est frontière et presque rien n’est contenu. Julien Gracq , En lisant, en écrivant. Ensuite il faut concentrer, condenser : exprimer la quintesssence, le suc, le parfum… Il faut au moins raccourcie le texte d’un bon cinquième. Au minimum. Sans complaisance. Sévèrement. Attention, cependant à la tendance à l’hypercritique : ne pas demeurer trop longtemps de suite sur l’aspect formel du livre. Autrement, on ôte ce qu’il faudrait conserver. C’est le syndrome du Chef d’œuvre Inconnu de Balzac, dans lequel un peintre finit par détruire son tableau à force de le peaufiner : Il raturait, raturait, jusqu’à ce qu’il atteigne son ennuyeuse perfection. Jacques-Pierre Amette, Ma vie, son œuvre, 2001. Relire à haute voix. La parole doit démasquer l’écrit. Lire avec lenteur, emphase, solennité. L’imitation de la parole ne doit devenir scansion. Artificielle, afin de voir si le texte résiste à ce traitement : J’ai beau arracher les pages, biffer, barrer, recommencer, le livre n’est jamais pur. Le soleil tantôt se dérobe, tantôt l’inonde. Il me faudrait tenir le souffle plus haut, lever la tête, porter la phrase au plus intime et peut-être alors voir se lever le jour. Dominique Sampiero, L’Idiot du voyage, 2001. Aïe ! Le voici le moment du conflit entre l’affection et la loi ! Jusqu’où peut-on lancer son enfant dans la révolte ? quelq risque osera t-on lui faire prendre ? Un père doit-il éduquer son rejeton en parfait petit poseur de bombes ? Observer les lois ? provoquer ? révolter ? c’est au choix. L’œuvre doit répondre à la fois au critères ambiants et à sa fonction novatrice. Le public ? que faire de son « horizon d’attente » ? le satisfaire, le frustrer, l’horripiler ? Car on répond à une fonction, même si elle « fonctionne » d’autre part. Dans une déclaration d’amour, on choisit ses mots : Poétisme douceâtre, déferlement frénétique, invite gaillarde, cochonneries ? Tout dépend à qui l’on s’adresse. Osera t-il le déséquilibre ? comment opérera notre « conscience imaginante » de l’effet produit ? Et notre « identification ironique » ? Non, écrire, ce n’est pas tout : les vélléitaires y parviennent parfois. Il suffit d’assister à un atelier d’ « écriture créative » ou de se servit d’un bon manuel : ils sont foules. En explorant son être, son « idéal écrivant », comme il est proposé ici, on y parvient irrémédiablement. Cependant, si les blocages demeurent, s’il y a rage ou dépression à propos de l’écriture, conduite d’éviction, c’est qu’on en veut pas écrire ou qu’une douleur intime nous en empêche. A moins que ça ne pèse trop lourd. Dans ce cas, un directeur de conscience, un prêtre, un marabout, un psychanalyste, un confesseur pourront aider à résoudre le problème. La solution est parfois de ne pas écrire . Comme par hasard. Si l’on persiste, il va falloir ne pas s’arrêter à la rédaction. Il sera nécessaire d’apprendre à usiner le texte écrit : Polir mes noms jusqu’à ce qu’ils me renvoient des images aiguës, pousser mes verbes à l’action, affûter de rares adjectifs pour leur donner un tranchant capable de faire jaillir le sang. Binnie Kirschenbaum, Poésie, sexe et mélancolie, 2001. Pygmalion polit Galatée. Elle se met à vivre au fil de cette caresse usante. Âpre. Tout art est sexe, avec une tentative de créer l’autre. Le vrai amour c’est de prendre une distance avec cette tendance. Surtout s’il sagit de notre créature, devenur autre, indépendante, adulte. Autrement, une virtuosité incestueuse se montrerait indispensable. Pas facile. Oh non ! Lécher... un ours « mal léché » pas assez été nettoyé par la langue de Maman Ours. IL devient hargneux, mauvais.Eh oui : la mère donne la vie. Le père met au monde. Nous fumes d’abord mère en écrivant, nous devenons père en récrivant.rôles. Lécher : petite langue râpeuse du chat, polissant comme la toile émeri ? Lécher : étalement charnel d’un pétale de chair crue sur la peau, la muqueuse, amour-sexe, nuit-touffeur avec râles ? Lécher : se réjouir, se pourlécher en allant récrire, en récrivant, lécher, brûler avec des flammes qui frôlent et puis qui ardent. Savourer. Aimer. Prononcer : Ecrire, c’est parler en silence. Marie Nimier, interviewée par Catherine Argand, « Le talent est-il héréditaire ? », Lire, février 2002. Même si nos lecteur lisent rarement à haute voix, il importe de vérifier ainsi la rigueur affectueuse de nos écrits. Ce qui va pour la voix, va pour les yeux. « L’œil écoute », tandis qu’il faut : Donner à jouir à ce sens qui se place dans l’arrière-gorge : à égale distance entre la langue et les oreilles. Francis Ponge, Pour un Malherbe, 1965. Donc : Lire avec ferveur en faisant tout sonner. Impitoyablement. Revoir : Voir à nouveau. Considérer. Placer le manuscrit dans un tiroir durant un moi, deux, un ans, dix ans… ecrire autre chose, l’oublier.Mourir peut-être. Ressuciter, le reprendre, le retravailler… symboliquement avec toutes les ignifications. Littéralement et dans tous les sens. Vraiment et dans toutes les véracités. Etc. Sans complaisance. En affrontant la solitude, son exigence. La sienne et celle du manuscrit : Et seul, tout seul, se mettait à exister à mesure qu’il émergeait, mon livre. Pierre Merle, La Prunelle du chat, 2001. Ecrire. Comme si la mort nous guettait, là, bientôt, maintenant. Urgence. Au moment de livrer l’œuvre au vaste monde, acceptons-la en tant que testament. Dernières volontés, message au monde, alliance avec le sacré, le destin, l’infini quotidien, vécu avec cette « étoile au front « du poète : comprendre le réel. Pas comme un peuple : comme quelqu’un. Fragile et mortel : mélancolique ! Ecrire revient toujours à rédiger une sorte de testament, de témoignage. Testament, per aes et libram, par le fer et la balance… testament littéraire, dernière œuvre, qu’importe. L’auteur a t-il tout dit ? qu’a t-il si bien caché ?Testament ? acte unilatéral ! Testament de mort : ainsi se nommait la déclaration libre et volontaire d’un criminel après sa condamnation à mort. Ecrit dans la cellule, écrit dans la pénombre de l’âme : c’est selon. Notre crime ne peut être que de n’avoir pas assez écrit, ou pas encore profondément. Mourir, c’est un sport nécessaire après chaque écriture du mot fin sur l’ultime recto. Cette dernière page de mon livre est transparente. Jean Genet, Un captif amoureux, 1986. Grand moment de mélancolie, celui de la fin du livre. Il existait un écrivain qui, tant qu’il écrivait, vivait une profonde peur de mourir avant d’avoir achevé le travail en cours. L’élaboration d’un roman le rendait méfiant, prudent à l’excès. Il prenait garde à sa nourriture, se méfiant des restaurants, portait un cache-nez même par beau temps, s’abstenait de tout alcool. Une fois le livre terminé, il changeait quasiment de caractère, il de.venait enjoué, je-m’en-foutiste, risque tout. Il s’empiffrait de cassoulet, buvait dru et perdait toute notion des précautions élémentaires. C’est ainsi qu’il traversa hors des passage cloutés, ce qu’il naurait jamais osé durant le moment de sa création, et fut renversé par une voiture. Ce qui lui permit d’écrire plus tranquillement durant son séjour à l’hôpital, délivré de la crainte de l’accident, ou de la mort considérée comme une empêcheuse d’écrire l’un de ses noms, le mot : fin. Y a t-il quelque chose au monde d’aussi décevant que de parvenir à son but ? Robert Louis Stevenson, Le Club du Suicide. Terminer une œuvre laisse une impression de vague, de flou, de vertige. On vaque, un peu désemparé. Vacance et vacuité : encore l’expérience du vide, troublante expérience du vide. La fatigue s’en mêle. C’est le moment, pour certains, des boulimies ou de l’abus d’alcool : serait-ce un chagrin d’amour ? Un seul livre vous quitte et tout est dépeuplé ? J’en ai vu qui pleuraient : Je me trouve dans le temps qui suit l’écriture d’un livre, halo de mort qui l’entoure et se prolonge. Dominique Fourcade, Est-ce que j’peux placer un mot ? Post-scriptum, l’auteur est triste. Il vit un sacré bon sang de bonsoir de maintenant. Rien ne se passe, dirait-on. Mais on ne le dit pas : ça se vit. Au vide, plutôt sacré, succède la vacuité. Le présent s’étire. On ne se rend pas compte qu’il est impossible à vivre. Car il n’existe pas. Enfin, déjà plus. Sauf que que sa transformation en passé proche l’isole en similitudes tenaces, mais veules. La fin d’un livre ? Pouah ! C’est comme un gel mou, une poisse à cheveux. Glu plutôt que gomina ou bandoline, pépins de coings. L’être se restreint. On ne peut pas, pas encore ou jamais se remettre à la tâche. Le temps n’est pas venu. Conclusion : Devenir et redevenir écrivain. Un écrivain commence à devenir écrivain, nous le savons bien, non parce qu’il a lu des thèses savantes ou qu’il a fréquenté l’Université, mais parce qu’il a lu d’autres écrivains et qu’il a pu reconnaître à travers eux sa voix, celui qu’il était depuis toujours appelé à être. Bernard Sichère, Le Dieu des écrivains, 1999. Suffirait-il de vivre ? Etre, c’est la question . On est tout le temps écrivain, aussi bien lorsqu’on se promène le long des rues ou qu’on regarde un visage(…) On redevient écrivain à chaque livre. Dominique Rolin, Plaisirs, 2001. C’est une affaire sérieuse que le plaisir d’écrire. Ai-je déjà dit que certains en meurent ? C’est bien pour cela que la mélancolie constitue un outil indispensable dans ce métier consubstanciel à l’être. Nous devons apprivoiser notre légitime peur de la mort. L’affronter nous donne du sens. S’y refuser nous retard ; pendant ce temps là, on n’écrit pas. Car le refus prend du temps pour … ce foyer d’impossible, un écrivain . Henri Thomas, La Chasse au Trésor, 1961. C’est en fuyant la méditation mélancolique qu’un auteur se déséquilibre ; ce qui, d’ailleurs, vaut pour tout un chacun. Etre écrivain, c’est le devenir sans cesse. Comment faire ? L’une des raisons pour que l’écrivain soit tellement plus intéressé par la vie que ceux qui se contentent de la vivre, c’est qu’il ne comprend rien à ce dont on pourrait le prendre pour le spécialiste. S’il écrit, c’est pour s’expliquer à lui-même de quoi il retourne. Et cette incompréhension, l’écoulement de l’amour-propre de son père, les aberrations de l’amour, la misère sans fond, il ne s’en sort jamais. Grace Pailey, C’est bien ce que je pensais, 1999. C’est bien une question d’assomption. il s’agit d’accepter son être tout en le bâtissant. Il s’agit tout particulièrement d’un état d’esprit. Cette assomption pose la question de l’art en général, et de l’individu, qu’il s’agisse de l’auteur ou du lecteur, du peintre ou de celui qui regarde une toile. Or, l’individu n’existe pas sans une certaine solitude. L’art est un isolement. Tout artiste doit chercher à isoler les autres et à leur donner le désir d’être seuls. Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, 1982. C’est une interrogation cruciale, celle de l’art : comment y penser, comment se penser ? Ainsi : L’art place la pensée devant un paradoxe qui, s’il est pris au sérieux, n’aboutit pas à moins qu’à la désaccorder et à la mettre tout entière en question . Max Loreau. De la Création, 1998. Sortilèges amers de l’identité. Il existe cependant des questions, parfois nostalgiques, qui permettent de prendre conscience de nous-mêmes. C’est méthodiquement la façon d’être qui marche, comme les arbres d’une célèbre forêt : A chaque fois que j’écris un mot nouveau, en quoi suis-je semblable au scribe, au mandarin ou à l’enfant ? Gérard Pommier, Naissance et Renaissance de l’Ecriture, 1993. Enfant, mandarin, scribe : nos rôles, nos masques recouvrant l’identité de nos visages avec ce qui les cache.La manière pose la fin. Ecrire pour écrire n’empêche pas d’écrire. Et c’est allègre autant que risqué. S’y metttre demande du courage : Écrire, c’est formidable sans filet de secours: sans retraite, sans pension- mais sans patron. Mavis Gallant, interview dans Libération, 4/05/1988). Tout ce que nous avons pu savoir, comprendre, jusqu’ici, dans la volonté d’être son écriture autant que celui qui la crée revient à une certaine idée de soi qui nous rend hautement perfectibles. Ce qui passe par l’abnégation : l’écrivain est … un tâcheron qui ne s’arrête jamais. Pas de congés payés. Jamais de vacances. Levé tôt, toujours à la même heure, hiver comme été . Devant ma table comme le menuisier devant son établi, comme la couturière devant sa machine à coudre. Avec cette différence qu’il faut sans cesse recommencer…sans cesse chercher. Nathalie Sarraute, Entre la Vie et la Mort. L’exercice d’une mélancolie active en est le bon moyen. Avec une certaine grâce, l’un des auteurs parmi les plus mélancoliques qui fût, nous résume le propos ; Katherine Mansfield, certes, vivait parfois sa propre mélancolie en souffrance, mais elle avait une profonde conscience de notre rôle et du moyen d’y accéder. Elle l’exprime ainsi dans son Journal : Pour se rendre digne d’être écrivain, il faut se purifier, se détacher. Je partage, quant à moi, cette sorte de mystique. Je souffrirais trop en n’y souscrivant point. Ecrire c’est de l’idéal au quotidien, de l’achèvement constant. Une plénitude.Aussi, loin de toute médiocrité, loin des justifications, nous devons savourer ce que nous sommes,tout en l’étant en devenir. Ecrire, acte d’amour ? Utilité ! Il n’y a pas d’amour inutile. Gérard Mordillat, Béthanie. Mélancolie ! Toujours dans son journal, écrit sur des « cahiers d’écolier français » Katherine Mansfield va jusqu’à l’action de grâce, au sens le plus religieux : Dieu soit béni de nous avoir donné la grâce d’écrire. Fin.
Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité