25 septembre 2005
début de "Le miroir et le masque"
Le Miroir et le masque.
Visages, ombres, reflets, identités.
Promenade en forme d’essai de critique spéculaire réfléchie.
A ma fille, Léonie de Rudder.
Réfléchir et masquer.
Nous sommes les personnages d’une fable et n’oublions pas que dans les fables, c’est le nombre trois qui fait la loi. Le poète se risqua à murmurer : - Les trois dons du magicien, les triades et l’indiscutable trinité.
Jorge-Luis Borges, « Le Miroir et le masque », Le Livre de sable.
Infini.
Un masque ne masque pas tout. Pas plus qu’un miroir ne reflète l’intégralité du sujet. Ils se renvoient la balle en ping-pong d’apparences. De faux-semblant en jeu d’ego, car toute image a son écho, glace et fausse face, enjeu du similaire.
… car le masque est le rôle matériel que nous jouons par rapport aux autres, et, les autres sont nos miroirs par rapport à nous-mêmes.
Vilém Flusser, Les Gestes, 1999.
Le miroir ne dissimule pas. Pire : il révèle parfois. C’est grave. Mais cela ne constitue pas un acte. Il n’y a pas de volonté, comme dans le fait de se masquer. Encore que, bien évidement :
Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus longtemps avant de renvoyer les images.
Jean Cocteau, Essai de critique indirecte.
Même si l’on peut décider de se mirer.
Substance.
Un miroir nous renvoie t-il notre image ou une image semblable à la notre ? Cette image, de toute façon est d’une nature différente de la nôtre : Nous en sommes l’origine et non le père ou la mère, d’une part, et de l’autre nous ne partageons guère de substance avec elle.
Arianisme matinal.
Aussi, notre rapport à notre l’image, puisque nous serions « à l’image de Dieu », selon la Genèse est-il déjà biaisé : quelle est cette image ? Tout homme en se rasant le matin, toute femme qui se maquille (d’un masque non solide) se trouve confronté à un questionnement tout aussi pertinent que l’hérésie arienne face au catholicisme romain.
Unicité.
Nous ne sommes pas « un » au sens du Père et du Fils, comme l’explique si bien Saint Augustin dans son Sermon CXXXIX :
Tous les saints en effet sont fils de Dieu par grâce, Jésus-Christ seul l'est par nature. Etre fils de Dieu par grâce, c'est n'avoir pas la nature du Père; voilà pourquoi aucun saint n'a osé dire jamais, comme le Fils unique : « Mon Père et moi nous sommes un. ».
On ne peut pas !
Ainsi, dans la dyade du reflet et du reflété, nous découvrons quelque chose d’analogue au sacré. Est-ce au point de pouvoir fonder une religion ? C’est à voir ! Encore que, si la question de nature a été posée, le christianisme n’a jamais pu, ne pourra jamais dire que le Fils est le reflet du Père. Ni même son masque !
Questions.
Le masque nous est-il, lui aussi reflétant ? De qui ? De quoi ? A quoi bon ?
Agacement.
La question de l’être est décidément agaçante. De plus il faudrait « être soi-même ». Jolie construction. Avec de solides fondations. Mais enfin, « être » est un verbe d’état. Ce qui évoque une permanence ou quelque chose d’immuable. Une essence ?
Duplicata.
« Devenir soi-même », son être, au rebours, signifie l’action ou l’effet d’une action. L’effort. Ou la tension. C’est un acte. Mais on ne saurait identifier une personne à son acte. Et si toute marque d’être ne constituait qu’un duplicata : moi, mon miroir, mon masque ; Trinité !
Entre l’humain et le miroir, il peut y avoir un masque : distance !
Question.
Et si c’était un masque de verre ?
Outils.
N’empêche que l’on peut se voir, en miroir inattendu, en passant devant une miroiterie, une boutique de décoration, ou simplement dans une vitre : Ce n’est pourtant pas un traquenard. Le miroir, la surface brillante, le lac tranquille ne guettait pas notre passage. Mais ce n’est pas si important, puisqu’il y a effet. L’intention compte pour du beurre. Et si nous avions l’intention d’exister ? Miroirs et masques sont-ils des outils d’une existence potentielle ? Ou encore des accessoire pour l’éviter ?
Affirmer la dépendance sociale.
Le masque ne saurait que rarement cacher le fait d’être masqué. Son rôle demeure divers, ambigu. selon les sociétés, les âges, les moments, les saisons,, il sert à révéler, à exhiber quelque secret, à démontrer qu’il est là, qu’il est masque, qu’il y a des raisons pour cela. Il est utile aux révoltes ordinaires, festivités rituelles, « fêtes des fous », Carnaval qui affirment la dépendance sociale en jouant la comédie de la subversion. Toujours dans le rituel et le conformisme, il permet, çà et là, de s’adresser aux dieux. Il n’est anti-social que lorsqu’il protège un voleur, un assassin qui ne veut pas être reconnu. Ou encore lors des « fêtes galantes » ou le jeu des intrigues et des amours plus ou moins licites lui sont l’occasion de cacher en dévoilant. Quoique le jeu de l’interdit confirme la loi, témoigne de sa nécessité. Le masque, polyvalent, dure, résiste, pérenne…
Nudité.
L’ôter serait une nudité de plus. Le conserver alors qu’on est nu constitue tout un programme. Même si, parfois, une ombre rôde : celle de la mort.
Son masque était tombé.
Elle était maintenant toute nue.
Sauf son masque.
Il la possédait toute
Ellen il ne l’avait jamais vue nue…
Alfred Jarry, Le Surmâle, 1902.
La mort derrière le masque.
Voir une femme nue, masquée ou non… Voilà ce que Candaule proposa à Persée qui ne le voulait pas… Candaule, fier de la beauté de sa femme réussit à convaincre Persée de se dissimuler pour la contempler. La suite est terrible et mène Persée jusqu'à la Gorgone dont le regard tue…Jusqu'au masque… La mort est toujours tapie, d’une façon ou une autre derrière le masque. Y compris dans les fêtes les plus rigolardes, celles où l’angoisse suinte à cause du trop bu.
Objet sans sujet.
Masque ! C’est un faux postiche. Une anti-prothèse. Le miroir, comme le masque, donne à voir. Mais toute révélation s’en trouve retardée. Il pourrait y avoir un autre masque sous le masque. Deux miroirs face à face ressembleraient à l’infini pour peu qu’ils reflétassent quelque chose ou quelqu’un. Fût-ce un masque. Même sans visage contenu. Objet sans sujet. Ou quelque chose comme ça.
Présence.
Cacher, effrayer, communiquer avec l’au-delà… Faire apparaître en cérémonie magique. Inciter le regard à se méfier des apparences tout en étant une apparence… Voire rendre invisible, comme le masque d’Hadès porté par Persée… Explorer l’âme, vois sans être vu…Le masque nous donne à voir plus qu’il n’a l’air d’offrir. Quelles sont les limites de sa représentation ? Quelles sont les frontières de son être : De quelle présence est –il l’acteur ? Puisqu’on ne parle que de l’être…
Forme et couleur.
Il serait intéressant de créer un masque à sa propre image. Il devrait posséder un certain réalisme. On avancerait ainsi, déguisé en soi-même. Mais il y a mieux ou pire. Comme les statues sont de marbre ou de bronze, on pourrait fabriquer son propre masque dans une matière n’imitant que la forme, et non la couleur. Pourquoi pas dans un matériau réfléchissant, comme un miroir ? Ainsi serait-il possible de regarder quelqu’un « entre quatre z’yeux », face-à-face. Evitons une journée trop ensoleillée, nous ne saurions jouer ici le jeu de la transfiguration, de l’épiphanie, de l’éblouissement. En regardant l’autre, il se verrait en nous le regardant : le masque de miroir serait le miroir du masque. L’autre se scruterait, porté par notre visage feint.
Ressemblance.
Maintenant, il est possible de porter un autre masque, exactement moulé sur le visage de celui qu’on regarde. Il se verrait sans miroir. Il ne pourrait pourtant pas se maquiller aussi facilement qu’une femme à sa toilette, ni se raser comme n’importe quel homme, chaque matin. Ni même s’interroger à propos de son temps qui passe. Allons plus loin : fabriquons un tel masque, comme précédemment, en miroir, de telle façon que sa surface réfléchisse ce qu’il y a devant nous. Qui verrait quoi ? L’autre ressemblerait à lui-même autant qu’à son reflet. A ce stade, qui ne souhaiterait aller plus loin ? Le masque-miroir offre maintes possibilités : porter celui de l’autre qui porte le nôtre, ou le sien. Porter deux visages identiques ou différents. Devenir jumeaux, reflets, sosies provisoires. Derrière le miroir, derrière son double…
Délicieux vertige.
Que dire ensuite si l’on applique la procédure précédente à deux jumeaux ? Que l’un porte le masque de l’autre ne change rien. Et pourtant, ce n’est pas la même chose. Voici donc qui propose à l’amateur un délicieux vertige.
Formes.
Souvent, sur les vieux masques, la peinture s’écaille. Il en est de même pour le tain des miroirs anciens. Tout autre qu’un certain soi y trouverait une morale, quelque je ne sais pas trop, moi. Il faudrait réfléchir : ça ne lui ressemble pas. Qui donc s’incarnera en sosie de soi-même ? Qui donc s’écaillera en masque décati ?
Visage : autre regard.
Qui donc ressemble à son visage ? Ou plutôt, qu’est-ce qu’un visage ? Du reçu, du donné ? De qu’on voit dans une glace, certes. Mais dès lors, nous occupons quelque peu la position de l’autre, de celui qui a la possibilité de nous regarder directement. Sans miroir, nous ne verrions jamais notre figure. Objet social, le visage se doit d’être vu. Il n’existe qu’en vis-à-vis d’autres visages qui le regardent, le contemplent, détournent les yeux , fixent, dévisagent, y déchiffrent plus ou moins ce que nous somme derrière ce masque de peau. Et nous pouvons constater la réaction que provoque notre apparence sur le visage de qui nous voit. Selon qu’il nous sourit ou non, que son sourire nous paraît sincère, qu’il refuse de nous regarder en face, etc. Ce qui peut amener à une définition entièrement fondé sur ce que nous donnons à voir :
Je sais trop bien qu’un visage n’est rien d’autre que la pitié qui emplit les yeux de ceux qui le regardent.
Nelida Piñon, La Force du destin, 1987.
Et sur ce qui nous est rendu, renvoyé, retourné.
Le masque de Morphée.
Morphée, dont le nom veut dire « forme » n’y parviendrait pas . Pourtant, il est connu pour être le sosie de tout le monde, pour pouvoir prendre toutes les apparences .Un jour, ne se souvenant plus de celle qu’il avait prise, Morphée, informel affirmé, alla s’informer de sa forme en se regardant dans une glace. Ce miroir, le reflétant, parut halluciné : Morphée, mine de rien, ressemblait à tous et toutes. Etait-ce un rêve ? Ce miroir universalisé dormait-il d’un seul œil dans les bras de Morphée ? Ou sur ses deux oreilles, là où passent les liens, ficelles ou élastiques du masque ? Il semble difficile de fabriquer un masque à l’effigie de Morphée. On ne saurait même pas l’envisager.
Miroir du présent, masque du passé.
Les masques sont des expressions figées et d’admirables échos du sentiment, à la fois fidèles, discrets, et plus vrais que nature.
George Santayana, Soliloquyes in England and later soliloquies,1922.
Présence nécessaire.
Le masque et le miroir appartiennent au passé. Bien sûr, on peut les photographier, les représenter pour en conserver les images. Le masque n’existe complètement qu’en fonction du visage qui se trouve au-dessous au moment où nous le voyons. De plus, il est lié au carnaval ou au théâtre, à un temps, à un moment, à une durée durant laquelle sa présence se montre nécessaire.
Le rétroviseur.
Le miroir ne reflète que ce qui est devant lui maintenant. Néanmoins, il est possible de trouver un miroir qui reflète le passé et annonce l’avenir. Il s’agit du rétroviseur. Si l’on roule en voiture, il ne montre que des objets déjà vus, des arbres, des nuages, des maisons appartenant au temps venant d’échoir pour le conducteur. Il représente ce qui n’est plus en notre présence, ce que nous ne côtoyons plus. Cependant, si nous y découvrons une voiture roulant à vive allure, le rétroviseur annonce l’imminence du dépassement : si nous conservons notre vitesse, nous serons doublé par un véhicule qui, présentement, roule dans un décor faisant partie d’un autrefois proxime. Le rétroviseur concentre le temps de notre mémoire, et prévoit l’ensuite.
Le miroir de courtoisie.
Le miroir de courtoisie ne sert qu’à se contempler, comme les autres. Il permet de se recoiffer, d’arranger sa mise, tandis que le pare-soleil a comme mis le jour en veilleuse. Ce faux frère, si peu jumeau du rétroviseur n’en offre ni l’agrément, ni les dangers. Ni, bien entendu l’occasion d’un vertige mortel. Il y a tant de choses à voir dans un miroir !
Zagréus.
Une sorte de double de Dionysos, par exemple, Zagréus qui naquit tandis que Perséphone se mirait… pour voir quoi, au juste ? Si elle se trouvait belle ? §Pour prévoir quoi ? Car le miroir n’a pas besoin d’être rétroviseur pour défier le temps, pour le mettre à jour, en percer les secrets. La catoptromancie (du grec Katapron, "miroir") ne doit absolument pas être pratiquée en conduisant.
Catoptromancie.
Que voit le miroir, que donne t-il à voir ? Ni l’authenticité d’une totale perception de soi, ni réellement l’objet d’affection, le stable projet d’investissement amoureux de Narcisse… Mais tout et autre chose, vaguement à la fois, si l’on avait plus d’yeux. Pourquoi faire ? Tout voir ? Le passé, le présent, l’avenir… En contemplant un miroir, et, plus précisément son propre regard reflété (saurait-on le voir autrement ?), il arrive que la vue se trouble. Si nous savons regarder vaguement, sans fixer, voilà que surgiront de prodigieuses visions ! Des hallucinations ? Pourquoi pas ? Des esprits ? Peut-être… de l’avenir ? Sans doute ! Des visions oubliées… Et ces reflets sans causes apparentes ont bien besoin d’être élucidés, mis en lumière ou révélé. Tel est, en gros le rôle de la catoptromancie, divination par le miroir…On y voit peut-être ce qu’on veut y voir ! Qu’en dirait la Méchante reine ?
Dévoilement.
Vertiges en tout cas, voyage transparent d’un seul côté du miroir, car ce qui est là ne se trouve que devant… Le miroir n’est-il qu’un masque poli, qu’une glace courtoise qui, pour ne pas nous effrayer, ne nous montre pas tout ? Il faut se concentrer pour y voir autre chose que le simple reflet, pour y découvrir le dévoilement du monde, l’avenir démasque, ou l’ancêtre quérulent qui demande vengeance… Un fantôme, une fantaisie, un fantasme…
Cosmos.
L’histoire est-elle vraiment passée ou survit-elle ? On peut porter un masque figurant les traits de Napoléon ou d’Henri IV. Ou se servir d’un vieux masque représentant notre visage lorsque nous étions plus jeune. Le temps s’accole au temps. Mais le masque est divers. Il en est une autre sorte au monde. Je dis bien « au monde » car ce mot se dit en grec : « cosmos ». Et qu’il va s’agir de cosmétique, de procédés permettant étymologiquement une certaine façon d’être au monde, d’y paraître, de s’y faire voir : le maquillage, par exemple. Soyons clair à son propos : masque t-il, démasque t-il ? C’est le problème :
Un acteur devrait-il être son propre personnage sur scène qu’il lui faudrait se maquiller pour se ressembler vraiment selon l’optique scénique. Le réalisme n’est qu’une apparence et un leurre.
Paul Blanchart, Histoire de la Mise en scène, 1948.
Le masque fluide.
Le maquillage est une sorte de masque qui peut soit nous transformer, soit rehausser notre beauté ou notre laideur naturelle. Il s’agit généralement de substances crémeuses qu’on étale. Ces « masques » fabriquent du masque et s’intitulent en tant que cause, comme leurs effets. La substance prend le nom de son action. Cette action peut se tourner vers le présent, voire l’avenir par évocation du passé : être belle, être « toujours belle », « encore belle » tenter de « conserver » sa beauté le plus longtemps possible… c’est ce que proposent fallacieusement les « masques régénérants » ou à « effet lifting », voire « anti-âge ». Il s’agit de suspendre le temps, de retrouver le visage qu’on eut il y a quelques années. Voire celui de la vie lorsqu’elle n’existe plus, si l’on en croit Racine. Et le songe d’Athalie qui rencontre sa mère, Jézabel, ce qui va permettre une prosopopée efficace :
Comme au jour de sa mort pompeusement parée,
Oui, Jézabel la défunte, elle qui n’a plus d’âge ni de souci temporel. Elle n’en continue pas moins la mascarade coquette :
Même elle brillait encore d’un éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage
Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
Si l’on en croit la publicité, Faust n’aurait aujourd’hui guère besoin du diable !
La méchante reine.
Ce passé, conservé, s’observe dans le miroir. La femme à sa toilette scrute chaque petit pli, chaque fêlure du temps. Elle peut rire de se voir si belle, encore si belle, toujours si belle en ce miroir. Mais l’inquiétude la tenaille toujours. Elle veut demeurer telle qu’elle fut naguère ou jadis… Elle se contemple au passé en le souhaitant présent : sa psyché, sa glace est un rétroviseur illusoire. Le temps est là, derrière elle, regardant l’avenir par dessus son épaule. Il sourit : il la rattrapera, la doublera comme l’automobile allant bon train qui se profile dans le rétroviseur. Mais elle n’en voit pas le reflet : elle étale la crème qui lui redonnera la luminescence, l’incarnat d’autrefois. Et cette femme, même si elle est très belle, s’angoisse… qui est-elle, celle qui questionne le verre ? Est-ce toi, Marguerite ? Non, elle ne rit pas en se voyant pourtant belle. Car elle veut être la plus belle. Et cette méchante reine ne veut rien voir venir. Et surtout pas Blanche-neige, plus belle autant que plus jeune. La marâtre crève d’envie, affect dont le nom vient du latin invidere ; « ne pas voir ». Elle ne distingue même pas ce qui est sur son miroir. Elle a besoin qu’on le lui dise. Que le son remplace la lumière, la vision ! Que la voix affirme, décrive, imitant l’œil du voyant :
Le son est le singe de la lumière.
Athanase Kircher, Phonurgia nova, 1673.
Ses limites.
Cette marâtre connaît maints sortilèges. Mais aucune crème régénérante, aucun masque rajeunissant. Le plus incroyable et qu’elle peut pourtant changer d’apparence : il lui suffit d’un philtre. Elle connaît les manigances, sournoises, les poisons de Médée et autres sorcières d’Asie Mineure :
Somnia, terrores magicos, miracula sagas
Nocturnos lemures portentaque Thessala
Horace, Epitres II, 2
Elle devrait pouvoir s’embellir à l’infini. Mais elle ne sait que s’enlaidir, se vieillir. Elle prend l’apparence d’une femme au passé plus long que le sien. Elle joue le rôle de la plus ancienne femme, celle qui propose une pomme. Mais elle reste elle-même sous cette apparence :
Vous pouvez changer de rôle, mais jamais de condition.
Jeanette Winterson, Les oranges ne sont pas les seuls fruits, 1985.
Détruire, dit Eve.
La marâtre est devenue une Eve plus qu’antique, cacochyme. Elle ne va pas à l’homme, mais à l’autre femme. Elle ne veut ni savoir, ni aimer, mais seulement tuer : elle ne saurait vouloir être belle que pour elle-même et sa beauté ne peut constituer un don, une offrande d’amour. La pomme empoisonne, tue. La méchante reine aurait tout aussi bien pu l’imprégner d’une mixture enlaidissante, le contraire d’un masque de beauté. Mais ça ne lui aurait pas suffit. Elle ne peut que détruire et non embellir. Le miroir deviendra de plus en plus féroce, au fil du temps. Le temps démasque… ou dévisage.
La belle marquise.
Fêtes galantes.
La méchante reine ne pourra plus jamais être la plus belle femme du cosmos. Tout au plus retardera t-elle les effets des années par quelque masque ou maquillage. Ou séduira t-elle, anonymement, un jeune et beau garçon, cachée à l’abri d’un domino de carnaval, d’un masque de mardi-gras, durant une nuit d’intrigue nous évoquant Venise autant que Watteau ou Verlaine. Fêtes galantes, masques et bergamasques, déguisements fantasques, belles enfants méchantes et marivaudages parfois cruels… Jeu de l’Amour et du hasard, surprises primes ou secondes. La reine y croisera peut-être une autre belle dame.
Belle marquise.
Cette séductrice, par exemple, qui se mire, se scrute dans un joli miroir. C’est une rouée, une garce. Le temps n’a pas encore trop marqué son allure. Elle ne manque ni de finesse, ni de hauteur. La froideur de son coeur n’empêche pas qu’on l’affectionne. Qu’on la désire.
Quel écho ?
Les utilisatrices de produits de beauté se servent du miroir pour ne pas se voir telles qu’elles sont. Le passé et moins tenace que l’idée qu’on s’en fait, ou qu’on se fait d’un présent idéal, d’une fin de l’histoire, d’une durée stable : il s’agit de trouver le prince charmant, autre masque. Et l’histoire s’arrêtera là ; on ne vieillit qu’après. Et ça ne se dit pas : les miroir sont tous muets… quoi qu’en dise la méchante reine. Le temps passe. C’est un piège qui se referme :
Méfiez-vous des psychés
Qui reflètent vos vingt ans
Elles sont feintes
Norge, « Autoscopie », Plusieurs malentendus, 1926.
Oui : on souhaiterait l’écho en surcroît du reflet. Mais quel écho ?
L’époque est révolue.
Revenons à la Merteuil, ou à toute autre coquette mûrissante à la fin d’un ouvrage, d’une carrière de séductrice. Son visage, dans le miroir lui devient contraignant. Elle guette le moindre défaut. La moindre échauboulure, la plus petite ride. Elle soupire : son visage n’est pas encore aussi horrible qu’il le deviendra bientôt. Il fut si beau ! Madame de Merteuil sera dévisagée, démasquée par la maladie autant que par l’âge. Bientôt, elle pourra déclarer :
L’époque est révolue; le teint blêmit comme s’il passait sous terre.
Jérémy Fraise, Le Cube, 2003.
On ne fait pas la guerre.
On ne fait pas la guerre au temps. Le cadran solaire est aussi un miroir avec un reflet d’ombre. Un reflet ou un masque On ne fait pas la guerre au soleil. Même si la jeunesse et la beauté illuminèrent un jour le cadran du miroir. On ne fait pas la guerre à qui l’on fut. Ni d’ailleurs à l’amour : des ses yeux encore vifs de fort belle marquise, qu’amour la fait mourir de, sourd une petite larme… Il y a de quoi. Naufrage de vieillesse n’advient que lorsqu’on fuit la. Merteuil n’avait pas le choix. Il lui fallait être encore ce qu’elle avait été. Et pour l’être, le prix est fort. La vérole, la solitude font qu’elle avait peut-être, comme la Berma :
… la mort sur le visage…
Ombres portées.
Une mort rongeuse, qui pend son temps compté au miroir des horloges, des ombres portées sur le cadran solaire :
On voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement, par contraste avec le terrible masque ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres.
Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, « Le Temps retrouvé ».
Intact.
Comme on peut voir, le masque et le miroir s’accompagnent fréquemment, mais ne font pas toujours bon ménage. Spécialement lorsque le masque n’est autre que le visage, le visage même, masqué par l’âge. Comme s’il existait idéalement un être intact au fond de soi, comme si tous ces allongeails injurieux des jours rajoutés en accumulation ne faisaient que masque une jeunesse éternelle, un rêve au fond de soi. Comme si le temps n’était qu’une circonstance. Il est acte, acte du monde et de lui-même. Il se confond, pour nous, à son effet. Etrange désir, vouloir continuer d’être là. Que sommes-nous ? Un Faust un Dorian Gray, imbécile et cocasse qui croirait « xa va durer » ?…
La voix du reflet.
La voix nasillarde qui s’échappe du masque de Polichinelle ? Ou celle, plus matoise d’un Arlequin rusé. La diction imbécile d’un quelconque Gugusse ? La douceur travaillée d’une rusée Colombine ? D’un Sosie ? D’une Manon Lescaut, D’un Lamme Goedzak ? D’une Conchita Pérez ? D’un Sancho Pança ? D’une Clarisse Dalloway ? D’un Sganarelle ? Ou d’un Scardanelli !
Personne.
Le masque antique servait, au théâtre, de résonateur. Il permettait de porter la voix au loin de telle façon qu’on l’entendît au plus loin des gradins. Ce masque spectaculaire proposait un rôle figé. Une voix stéréotypée en sortait ; celle du héros, celle du fourbe. En même temps, ce masque signifiait le rôle : l’homme, derrière se trouvait en jeu. Le masque, en latin personna, désignait l’acteur, en grec hypocrite. Et le spectateur pouvait en juger grâce à un miroir, celui de l’âme, miroir jumeau en miroir comme deux oeufs, les yeux :
Ex persona ardent oculi histrionis .
Cicéron, De Oratore, 2, 193
Ce regard suffirait au mime qui, même masqué, se tait. D’un œil exercé, le spectateur peut reconnaître le comédien à ses yeux. Comme à sa voix, même contrefaite. Un miroir n’a que le regard qu’on lui prête. Il reste muet. L’image en témoigne autant que moi. La méchante reine entend sa voix, entend des voix : le miroir s’est tu. A moins qu’elle ne l’ait doté de sa parole à elle. De son mensonge. Dans ce cas, elle n’a jamais été la plus belle. Ni belle. Ni rien. Il n’y pas eu d’histoire ni réponse sonore du miroir. Silence.
Vieillir.
Surtout qu’il est douleur de se voir vieillir : ce visage ressemble au mien, quoique plus vieux. Quelle ressemblance ! Il ne lui manque que la parole ! C’est un mime. La preuve ? Il se masque : regardez comme j’ai l’air vieux dans ce miroir menteur ! Il blanchit mes cheveux ! Sous telle autre lumière, ils ne sont pas si pâles ! Mes mains sont encore chaudes de caresses anciennes. Ce miroir ment. Ce n’est pas mon portrait. Ou alors…
Anticipation.
Je suis Dorian Gray : plus ce visage est vieux plus je rajeunis, moi. Ce miroir n’est qu’un leurre, une fabrication, une anticipation comme ces photographies vieillies artificiellement d’enfants disparus et qu’on recherche toujours, des années après. C’est une reconstitution : l’enfant que je fus n’a même pas disparu ! Casser la glace ne déchire aucun calendrier. Agenda, en latin, c’est « ce qui doit se faire ». La surface convexe d’un sablier de verre déforme hideusement chaque face qui s’y mire.
Ethique.
Regardez, je me désigne, je pointe l’index vers l’image et le miroir m’exécute un reflet cinglant, celui d’un seul doigt abouté à lui-même, faisant mine d’être deux . Cernes sous les yeux, loups de fatigue… il y a personne, une personne : moi ; personna, la représentation, l’être au monde accompagné de son paraître. Et pourtant, quelque chose me dit que le regard là veut signifier : Ce passé montre aussi la douceur de vivre son temps. D’être fragile. Qu’il y a en moi de l’ethos ou de la dignité, contrairement au pathos commode de la méchante reine, de la Merteuil. Il serait doux d’avoir plus peur que ça. La mort ? On se fait à l’attendre en savourant parfois une lente douceur de vivre :
Il faut que tout s’éteigne : c’est lentement et par degrés que l’homme étend son être ; et c’est ainsi qu’il doit le perdre.
Etienne de Sénancourt, Oberman, Lettre LVI.
Cultiver l’inquiétude.
Le mieux est d’imaginer qu’on la voit venir, qu’on la prévoit :
Omnem corde diem tibi diluxisse supremum
Grata superveniet quae non sperabitur hora
Horace, Epîtres. I, 4
Pourquoi ne pas cultiver l’inquiétude ? Oui, parfois ça manque, l’option tragique d’être soi :
Je me regarde souvent dans la glace. Mon plus grand désir a toujours été de me découvrir quelque chose de pathétique dans le regard.
Louis-René des Forêts, Le Bavard, 1947.
Nous n’avons guère de choix. Ou alors celui du masque. Le miroir ne fait que son possible. Pas plus. Pas mieux. Parfois pire que tout.
Voir et peser.
Cette personne, ce personnage, cette personnalité on peut la juger. Jauger. Peser. Avec un pèse-personne, compagnon du miroir dans une salle de bain. Compagnon du miroir et s’alliant avec lui pour témoigner de nos décrépitudes : Ah ? Tu te crois la plus belle ? Regarde-toi en face, face-à-face, dans le miroir. Tu te crois encore mince ? Aplatis tes deux pieds sans tricher sur le plateau de la balance. On pèse le masque, l’être au monde, la personne, le personnage de la comédie humaine qui, tout bien pesé, n’est que ce qu’on en peut voir au regard des autres. Peser ? Pensare. Image, imago.
Regardez-moi enfin, moi qui ne veut pas voir cette image là de moi. Je me désigne. Je désigne ma persistance. Elle ne me parle pas. Ca me regarde. Je me regarde. En silence.
Le Bourreau et le chirurgien.
Notre reflet.
La mort ? Même le Bourreau est notre sosie, notre reflet. A quel moment saisira t-il le vif ? Bourreau réel ou symbolique, il plane sur les choses et les êtres dans l’ouvrage éponyme de Pår Lagervikst. Encore un objet du temps, l’atropopaïque par excellence : il coupe le fil, il coupe la tête, il fait, de douleur en douleur, d’aplanit les chemins de la mort. Il connaît des secrets qu’il ne révèle pas. Il fabrique des onguents à partir de la graisse des suppliciés. Il récolte les mandragores… On ne le salue pas. Ou alors, c’est fini.
Le bourreau affectueux.
Non, il n’est pas méchant. Du moins, pas forcément. Voyez ce tortionnaire durant l’inquisition. Il vous regarde, vous brise. Il prie avec vous. Pour vous. Va-t-il pleurer ? Peut-être. Ces hommes de tortures raisonnaient en Chrétiens, avec rigueur et pitié. Avec Charité et compassion :
Le Bourreau parle.
« Tu as commis une grave faute, dit le bourreau, un crime, coquin de voleur, marpaud, infâme maraud, espèce d’assassin, marpouille pitoyable !… ou pire ! Sale turlupin ! Ventre putier de l’Antéchrist, méchant trupelu, clabaudeur de vesse, bruyant frelon, strygial, épicène, pocillateur, satanique et pistolique, porte-venin de l’infaicte (sic) vipère, trahiste . Ou encore : ignoble cathare ! Templier lubrique ! Bougresse de sorcière et présumée putain ! Hérétique obstiné, relaps, vaudois, marrane ! Et ça déplaît à Dieu. Alors, tu vas payer. Et moi, moi, l’humble bourreau, simple instrument du Ciel, je vais t’y aider d’une façon précise, rituelle. Car la torture est réglementée. Elle a sa progression, sa cérémonialité. C’est écrit dans un Code. C’est presque une prière. Car nous servons Dieu en te faisant souffrir »…
Comprends-tu que je t’aime ?
« En t’administrant la morfle pour ton bien, pour ton salut dont je suis l’auxiliaire. Je travaillerai bien, car je sais que la douleur que tu vas supporter, pour odieuse qu’elle soit, t’ouvrira toutes grands les portes du Paradis. Plus tu souffriras, plus vite tu seras racheté. Et mon aide me permettra peut-être d’accéder, moi aussi, aux éternelles béatitudes ! Pécheur, mon frère, comprends-tu que je t’aime ? Je suis comme toi, pécheur. Un peu moins, mais tout de même. Mon salut à moi c’est l’acte d’amour de mon métier bien fait : te tourmenter, te torturer. De toute façon, tu ne souffriras jamais autant que Notre Seigneur Jésus-Christ. Car, lui, il était innocent ! Il a souffert pour nous ! Tu ne souffres que pour toi-même » !
Précision :
Le bourreau portait généralement un masque ou une cagoule. Autrefois, on décapitait à la hache. A la hache simple , car le parcours était fini. La francisque, ou son équivalent crétois, la hache à double face représente deux aspects de la mort, ou du cheminement de la vie : le nom labyrinthe, c’est : « Palais de la double hache ». Et c’est ce nom là qui fut apposé au chemin de Dédale... Allons y faire un petit tour : au temps des téléphones mobiles, pas besoin de fil d’Ariane, fût-il rouge.
Labyrinthe intérieur et liberté indirecte.
Traversée des apparences.
Le labyrinthe est une « grotte dont les méandres se dissimulent au regard ». Lieu d’épreuve, chemin d’initiation, il nous met face à nous même. Au centre l’épreuve : le miroir ou la chimère, la créature mi homme mi bête, ni homme ni bête… Il est l’envers du miroir. Un au-delà, un Voyage out , Une Traversée des apparences . C’est le fait d’une littérature particulièrement riche, construite à partir de l’intériorité. De l’être humain devenant personne, personnage :
C’est pour exprimer le personnage –pas pour prêcher des doctrines, chanter des chansons ou célébrer la gloire de l’Empire britannique- que la formule du roman s’est développée.
Virginia Woolf, « Mr Bennet and Mrs Brown », L’Art du roman
C’est encore le fait de la modernité, si ce mot a un sens. Quels miroirs nous tendent la littérature, la fiction, le récit ? Quel visage nous donnent t-ils? Quelle diffraction est la leur. Ou est passé le masque ?
Histoire de la fiction, du récit.
L’histoire de la fiction, du récit, du témoignage, même et dans certains cas, est l’histoire de l’intériorité en tant que conquête. De même que Manet a choqué en peignant nue une femme « ordinaire », Olympia, les romans, les lettres se sont peu à peu dégagés de l’allégorie. Les traits de caractères figés de la comédie ancienne, les différences plus emblématiques que psychologiques entre les chevaliers de la table ronde n’ont un jour plus suffi.
A voix haute.
Le texte même nous en parle, nous le dit. Le texte ? Ce qui autrefois était parole : la chanson de geste, le fabliau. Là, on ne peut saisir l’intériorité de l’humain. S’il pense, on l’entend, il parle. On n’a pas encore découvert le silence intérieur. Ni même extérieur : la lecture se pratiquait généralement à haute voix, et un passage célèbre des Confessions de Saint Augustin nous montre le désarroi de l’auteur voyant saint Ambroise lire sans prononcer… On lisait à haute voix ou l’on marmonnait pour mieux « manger le livre » comme Saint Jean dans l’Apocalypse, en une manducation sereine et succulente…
Extérieur et force.
Bien sûr, Pétrone et Apulée on esquissé une effraction dans l’âme des personnages. Mais l’extérieur parlait plus fort, tandis que la voix demeurait le support de ce qu’on incorporait, ou de ce qu’on apprenait par cœur : elle nourrissait. L’écrit était plus ou moins, simplifions, une parole en conserve, prête à ressurgir des que des yeux et une vois s’en seraient emparé. Mots, miroirs de la pensée, écriture, reflet de la parole… Ou masque de dissimulation lorsqu’il nous faut mentir.
Lyrisme et boîte noire.
Plus tard, une certain lyrisme naquit : Rutebeuf, Villon… La poésie essaya d’entrer dans la « boîte noire », comme l’appellent lâchement certaines écoles de psychologie américaines qui « ne veulent rien savoir » en dehors de stimulus-réponse. Ce cognitivisme, langage restreint, ne vois que les reflets et n’affronte pas le miroir lui-même, dans son danger, sa mystérieuse densité… Caverne misérable, illusions perdues. Inefficace comportementalisme qui fait de ola psychologie un garant de l’ordre social et du roman, spécialement du roman Etats-Unien une gesticulation prétentiarde tout aussi politique. Et pusillanime : on ne va pas se prendre la tête:
Or Claire… estimait que la fiction devait tout dire : c’était un peu facile de s’en tirer avec deux ou trois jeux de physionomie -est-ce que tout un passé tenait dans un claquement de doigts, est-ce qu’on s’affranchissait d’une histoire en commandant un whisky ?
Camille Laurens, Index, 1991.
Non, on ne va pas se prendre la tête, des fois qu’on se prendrait aussi le cœur
A quoi servirait la littérature si elle ne nous apprenait pas à aimer ?
Camille Laurens, L’amour, roman, 2003.
L’amour n’est pas une mode américaine, comme le Coca-cola, le hamburger… et l’indifférence hargneuse.
Offrir l’humain.
Comment faire donc pour parvenir à la fin des fins : s’offrir, offrir l’humain ? La tragédie, particulièrement permet aux personnages de s’auto définir. Le roman picaresque nous permet d’entrevoir le psychisme de Lazarillo de Tormes, entre autres… ou celui, ébréché, de don Quichotte de la Manche. Encore que Sancho l’exprime aussi, a contrario et à distance, comme Lamme Goedzak le fait pour Till l’espiègle. Il faudra y revenir. Mais ça ne suffisait pas : où suis-je, moi, dans ce que j’écris ? Où suis-je, moi dans ce que je lis ? Quel miroir me tendent les lettres ? La littérature d’offrande peut-elle concurrencer la littérature de marché ? Il faut le demander aux éditeurs de poésie !
Français et flamand.
Miroir des lettres ou idée de transparence ? Avec, à peine un reflet de ce qui n’est pas prétendument « objectif » : l’auteur…Il est nulle part, il est partout, il est quelqu’un il n’est personne, il est personne et quelques-uns. Quelle révolte contre quelle transparence, quelle lucidité ? Ou translucidité par transfert imposée ? Till Eulenspiegel, personnage d’un vieux fonds germanique, est devenu flamand. Charles De Coster, flamant lui-même, en a fait le héros de la résistance contre l’occupant ibérique des « Pays-bas espagnols» de l’époque, qui comprennent Flandres (Oost et West Vlanderen) autant que Hainaut, Brabant, etc. Mais, comme beaucoup d’auteurs flamandes (Verhaeren, Maeterlinck, Jean Ray, entre autres., Charles de Coster rédigea son roman picaresque, car Till ressemble à cette forme narrative purement espagnole en français. Opacité du langage, ou miroir de miroirs ? On a traduit l’ouvrage en flamand, et il a servi de manuel pour apprendre à lire aux élèves néerlandophones. Finalement, et sans vouloir attiser les conflits, le texte de Till l’espiègle se tient entre l’ennemi occupant, l’Espagne du XVIIe.s. Et l’adversaire linguistique, la langue française. Attention: Till l’espiègle n’est pas rédigé en wallon !
Le miroir de la Chouette.
Till Eulenspiegel : voilà qui signifie quelque chose comme « Miroir de la chouette », ou du « hibou »… que vient faire l’oiseau nocturne d’Athéna dans l’affaire ? Celui qui voit la nuit. Qui découvre ce que recèle l’ombre, l’obscurité, la ténèbre… Il peut aussi contempler sans encombre le terrifiant visage de la Méduse, de la Gorgone qui se trouve sur le bouclier d’Athéna, ce visage qui pétrifie dès qu’on le regarde et la tête sur laquelle sifflent des serpents. Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur sa tête ? Que veulent ces vipères qui vadrouillent à l’envi, voraces venimeuses, viles et vindicatives ?
Retour à la barbe.
Miroir du hibou, de la nuit inquiétante. Et porteur de reflet inexistant s’il n’y a plus de soleil. Et sans poids ni mesure s’il y en a. Miroir : Vitre truquée, perdant sa transparence… Et qu’arrive t-il à Till lorsqu’on le fait entrer chez le barbier ? Car il s’agit d’un barbier : celui qui travaille sur le visage même. Celui qui possède professionnellement des miroirs… Qu’arrive t-il, oui, dans la boutique à la devanture vitrée ? Till ne voit pas la vitre, il pénètre et la casse. Même, il recommence et brise une autre glace en ressortant ! Till ne se trouve jamais de l’autre côté du miroir, il traverse les apparences, celle du réel sans obstacle. Il est comme ces oiseaux –pas forcément hiboux- qui se cognent contre les vitres invisibles. Qui, ne pouvant pas croire qu’il y a là un obstacle, se cognent derechef, voir indéfiniment. Lassants oiseaux, jamais lassé, absolue tricherie que ce miroir montrant en en se montrant pas. C’est le piège du réel, car le vitrage existe même si non ne le voit pas. Change t-il les choses vues ? C’est à voir. Certainement. Peut-être… quelque reflet soudain peut se surajouter à ce qui se trouve de l’autre côté…
Epouser une Demoiselle d’Avignon ?
Till l’espiègle propose le réalisme du picaresque : ce n’est pas toujours vraisemblable. C’est souvent énorme, drolatique, outré… mais ça « fait vrai » en beaucoup d’occurrences. Et les vitres nous rappellent que l’idée du réalisme est l’idée du non-art, du non choix de vision, de « l’objectivité », de l’abolition de la personne, être et masque…L’art représente, évoque, invoque. S’il est miroir plus que de raison, s’il devient dogme, il oppressera. A moins de se montrer utilitaire Tels ces portraits de princesses que l’on montrait au roi pour qu’il puisse faire son choix parmi des épouses dynastiquement compatibles. Encore le peintre les flattait-il parfois…La grande beauté de l’art, c’est aussi qu’aucun prince n’eût épousé une Demoiselle d’Avignon, et non pas seulement à cause de la mésalliance ou du putanat. Leroy Gourhan dit, quelque part, qu’il n’y a pas d’autre art qu’utilitaire : son utilité actuelle serait d’échapper à l’objet pour en venir au sujet.
Le héros, prolétaire du récit.
Le chevalier des chansons de geste, même s’il parle au discours direct est interchangeable. Comme le prolétaire, vu par Marx par rapport à l’esclave qui lui, a une valeur marchande : objet pour objet. Le personnage était une sorte de pion qu’on peut déplacer au sein des trente-six situations narratives .
Gozzi soutenait qu’il ne peut y avoir que trente-six situations dramatiques. Schiller s’est donné beaucoup de mal pour en trouver davantage; mais il n’en trouva pas même autant que Gozzi.
Goethe, Entretiens avec Eckermann, 14 février 1832.
Georges Polti, ami de Jarry et de Rachilde écrivit son traité, Les Trente-six situations dramatiques qui devint la « Bible des scénaristes ». Tout récit peut être considéré soit comme un arrangement :
Un chef d’œuvre de la littérature n’est jamais qu’un dictionnaire en désordre.
Jean Cocteau, La Fin du Potomak.
Soit comme la combinaison de plusieurs de ces situations dramatiques.
Emblèmes.
Ainsi, par ces ensembles et sous-ensemble, le héros est-il agi. Seuls quelques emblèmes, socialement choisis le distingue des autres personnages du roman : Le chevalier au lion, tel fut Yvain, le Chevalier à la charrette, tel fut Lancelot. Il sont objet de la narration : il tient en place. Il est à lire, à entendre et escolter à consommer, même s’il y a communion avec le lecteur ou l’auditeur. Comme, finalement la princesse peinte des mariages arrangés, que le roi examine en lissant sa moustache : « Hé hé ! Joli brin de fille »… Comme un vieux beau sur le boulevard…Le personnage de roman policier, de science fiction est tout aussi problématique : où va-t-il aller, dans quelle situation prévisible, dans quel lieux commun revisité par, souvent, l’originalité de l’auteur à tours de passe-passe…
Vitre et miroir, vraies et fausses transparences.
On a ensuite recherché d’autres types de miroirs. Mais l’avènement du sujet demeure l’enjeu principal. C’est peut-être la leçon d’Alice. C’est certainement celle de Till l’espiègle, de Quichotte. Et d’une façon terrible, celle de Pinocchio, livre d’inquiétude suprême qui peut rivaliser avec les contes de fées non expurgés dans l’apport de l’angoisse et de la trouille intense. Car, même au temps de la littérature sans sujet, on tendait quelque miroir, soigneusement corrigé d’allégories propitiatoires, aux enfants. Pour leur apprendre la vie. Pour leur foutre la trouille ce qui constitue, n’est-ce pas, un apprentissage. Et d’ailleurs, ce genre d’ouvrage, hautement didactique, est aussi une sorte de Roman d’apprentissage au même titre qu’Anton Raiser. Le réel est là, représenté en totalité, ou sous de multiples aspects. Il est vrai, ne triche pas, puisqu’il n’est pas réaliste . Ombres, reflets, miroirs et masques constituent des éléments inévitables de toute réalité, cette mère du réel. Cette voix…
Voix.
On trop privilégié la lecture silencieuse. Si on a voulu, avec raison, qu’elle fût un but pédagogique, c’est aussi par totalitarisme utilitariste à propos de la culture : Le plaisir est aussi dans l’audition. Un enfant à qui l’on aura raconté des contes, de bien bouleversantes histoires juste avant son sommeil, fera peut-être des cauchemars. Mais vivra souvent mieux qu’un autre. Car son imaginaire sera structuré, enrichi. Il pourra se sentir culturellement plus adéquat à sa place au monde, dans sa société. « Si peau d’Ane m’était conté, j’y prendrais un plaisir extrême… Après l’affligeante débâcle de « l’humour » des comiques de café théâtre, qui sont toujours dans la dérision, pas même le burlesque, dans le mépris et jamais, justement, dans l’humour, il ne nous restait que la nostalgie des grands diseurs. Sans remonter jusqu’à Coquelin cadet, nous avons eu Coluche, Romain Bouteille, etc.…La relève est affligeante. Elle manque de la poésie, parfois grotesque, qui animait le café-théâtre.
Poésie en action.
Et voici que, maintenant, nous assistons à un regain de la poésie, et pas seulement par le slam : Dans les cafés, comme au théâtre, des diseurs interviennent et séduisent, enthousiasme. On les trouve rarement dans les cafés-théâtres traditionnelles…Certains peuvent improviser, comme jadis les chantres de la beat génération, ou convaincre en charmant, comme Jean-Marc Tennberg, grincer comme, Camille Bryen, vociférer comme Pascal Perrot ou Jean-Pierre Verrheggen, affirmer comme le faisait Isidore Isou l’incandescence des sons vocaliques, se vouloir « en action » comme Bernard Heidsieck ou Henri Chopin… Les textes n’en sont pas moins le plus souvent écrits, canevas ou « au cordeau ».
Le succès caché.
Le plus étonnant est que le succès des diseurs n’est absolument pas reconnu par les médias. Comme pour certains écrivains et certains chanteurs qui on un public fidèle mais que les journaux ne mentionnent pas. Ou plus : les salles sont pleines, les spectateurs applaudissent frénétiquement, mais la télé s’en fout. Masque et miroir faux : les medias n’ont qu’une fonction politique : nous cacher ce qu’il se passe vraiment. Nous focaliser sur une partie précise du monde : Tandis qu’on est « possédés » par la crise irakienne, on se fout de ce qui arrive en Indonésie, en Somalie… Ce n’est pas à la mode, l’Indonésie, la Somalie… Ca le sera peut-être si la télé a la chance qu’on n’y massacre d’une façon bien dégueulasse… A ce moment, on oubliera l’Irak. Sauf que c’est une crise américaine, donc on doit la subir…
Supermiroir, supervivant.
Ce que cachent les medias c’est la vie. Les articles de journaux s’alignent sur un même style. Nous sommes loin du réalisme fictionnel, de la réalité construite, peut-être à partir d’une anecdote des romans véraces, par exemple des romans par lettres comme Oberman ou Les Liaisons Dangereuses… Le poète que peu de gens ont vu, puisque une salle comble n’est rien face à la télé, l’écrivain confidentiel en diront plus sur notre temps que des kilomètres de bandes d’actualité : l’art, c’est ce qui en dit plus. Supermiroir, supervivant. C’est un peu mourir que de ne pas lire…
Fiction de la lettre.
La fiction de la lettre nous approche du sujet, de l’intériorité, un peu comme le poète diseur nous éloigne du vrai-faux, de la falsification abusive de la série-télé. On le sait de puis au moins le théâtre Grec : on se soumet au masque. On voit bien que, devant nous, ce n’est pas réellement Œdipe ou Sosie. On voit bien que quelqu’un a pris la place d’un autre. Aussi peut-on s’identifier plus profondément qu’en apparence ou en symétrie psychique illusoire, comme le font les adorateurs de soap-operas. Ils veulent du réel ? Ils ne le sont même pas et vivent avec une fausse idée de soi : il suffit de les entendre. D’ailleurs, il est rare qu’ils écrivent, qu’ils « fassent la chouette ». Ecriture et lecture sont aussi le propre de l’homme. Et surtout ! Mais la déshumanisation fait que la correspondance n’est plus que quelques mots au verso d’une carte postale. Au verso ! Ce qu’on veut exprimer a évidemment moins d’importance que l’image, la vue du panorama, ou le dessins fait pour rire. La correspondance fait aussi mieux vivre. Elle est tout aussi humaine que le rire, puisque procédant de la lecture, de l’écriture.
Carpe diem.
« Mais on n’a pas le temps »… Carpe diem : Prenez le temps de vivre. Ou alors faites-vous à l’idée d’une mort anticipée, d’une non-vie. La lecture, l’écriture participent de l’amour et font partie des énergies humaines qui luttent contre la mort. N’avoir pas le temps devrait être considéré comme un délit.
Courrier et caractère.
Litteras scriptas…La lettre et la lettre. Le signe et la surface miroitant du papier. Le … caractère… C’est par la correspondance que Madame de La Fayette, Madame de Duras, Choderlos de Laclos, etc. purent s’insinuer dans les méandres de la pensée intime, dans le labyrinthe des affects et des tactiques afférentes, pour contempler le « masque intérieur » des personnages, ce qu’ils constatent en eux comme reflet d’eux-mêmes. Au miroir de conscience.
Caleb Williams et Frankenstein.
Ensuite, Godwin, dans Caleb Williams va plus loin. On a déjà du discours intérieur. Est-il innocent qu’il soit le père de Mary Wollstonecraft Shelley ? Oui : l’auteur de Frankenstein. L’homme fabriqué à l’intériorité constituée d’un curieux cerveau. Le Golem de chair. Et que Mary ait été l’épouse de Percy Bysse Shelley, le poète du moi projeté, cast, en un casting furieux : Prométhée, son poème, Prométhée, notre frère, qui se fait bouffer la rate (spleen) indéfiniment. Miroir, onde fluctuante, eau lustrale, baptême du personnage, jusqu’à plus soif au miroir de nos pulsions rôles à s’y perdre dans l’infini dédale de l’émergence du moi.
Terza voce.
Les objets parlèrent ensuite : telle peau de chagrin reflète le destin, y participe en rongeur assidu. Tel jardin se pare de fleurs hors saisons en contrepoint de l’émoi des amants (La faute de l’abbé Mouret)… C’est encore de l’objet, de l’extérieur que se crée l’emblème du ressenti. Mais déjà, le supermoi, Supervivant , s’installe. N, l’inconnu, le Narrateur des troisièmes personnes et des seconds couteaux. N ? dieu ? Il a volé le feu sacré. Prométhée délibéré, il livre ce qu’il sait. Asmodée obstiné, il soulève non seulement les toits, mais aussi les plafonds sur lesquels vaque parfois une araignée, voire un « petit vélo » pédalant, ou non dans la semoule (version Maghreb), dans la cancoillote (version franc-comtoise) ou dans la choucroute (version germanique).
Les chemises du pendu.
Mais après Godwin vinrent Edouard Dujardin, James Joyce, Marcel Proust, Virginia Woolf Et, beaucoup plus tard, Arno Schmidt, dans un autre registre. Entretemps, l’analyse par Freud de la Gradiva de Jensen permit le surgissement de l’inconscient du texte. Mais, tout n’est que question de grammaire : Montaigne, pionnier du moi, le disait déjà. Et rousseau nous annonce, au début de ses Confessions, qu’il lui faudrait un langage particulier pour dire (écrire) ce qu’il veut exprimer. Ce qu’il faut presser comme les citrons amers dans lesquels s’imprimaient les dents de Myrto, de Daphné : Nerval, lui aussi interroge l’être-même. Il mourra en portant deux chemises. Et pendu. Un style particulier ?
Hypotypose et prosopopée.
Et c’est le style indirect libre qui annonça la couleur. Déjà chez Flaubert. Mêle à du direct. Chez Gide, dans Les Faux monnayeurs, exemple classique, le direct est réservé aux paroles et l’indirect aux pensées. Mais tout peut s’entremêler, comme chez Joyce.
Grammaire ou rhétorique ?
Direct, indirect….Grammaire ou rhétorique ? !les deux, mon capitaine. Le style indirect libre nous renvoie à la prosopopée, qui fait parler les morts, les objets, voire els absents, souvent au discours direct, mais indirectement relaté, de façon, à ce qu’ils aient, généralement raison, comme à l’hypotypose, saisissante présence, « scène » au sens genetien, qui nous fait « voir ce qui arrive dans sa présence parfois terrible :
L’affaire semble se dérouler et la chose se passer sous vos yeux.
Ad Herrenium.
Et nous voilà nous même en écrit reflétés, l’auteur envoyant la balle au lecteur, comme un service (Freud aimait jouer au tennis et y montrait une habileté reconnue) comme un service rendu : je me rends à vos yeux. Comme un peintre ? Oui ! Littérature du flux de la conscience, trois points céliniens, maçonnerie de la haine ou tirets incongrus de Lawrence Sterne, ce flux, ce fleuve, flumen, parfois logorrhée, diarrhée (en latin : fluo) verbale roule son flot dans l’absolu désir de transparence d’une époque qui construit d’immenses immeubles aux façades de verre, réfléchissant le ciel, le soleil et les gens, comme un miroir. Comme dans un miroir.
Sortons du labyrinthe et retrouvons notre chemin, lequel nous ramène au bourreau, puis au chirurgien.
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