Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
orlando de rudder
orlando de rudder
Publicité
Archives
1 avril 2006

Duras fait-elle chier?

Article paru dans le monde, avec un texte qui mérite le détour. C'est sur le net! e texte suivant est tiré des Cahiers de la guerre et autres textes, de Marguerite Duras, textes réunis par Sophie Bogaert et Olivier Corpet, à paraître en octobre en coédition POL/IMEC. Extrait de la première partie du "Cahier rose marbré", consacrée à un long récit autobiographique de Duras sur son enfance et sa jeunesse en Indochine, ce texte date vraisemblablement de 1943-1944. "(...) J'aurais été incapable de m'expliquer, je n'en avais pas l'habitude. Jamais je ne m'étais expliquée sur rien, sur quoi que ce soit. Tout le monde était ainsi dans ma famille. Jamais, en aucun lieu, en aucun milieu, je n'ai rencontré un sens aussi aigu de l'impudeur du langage. Jamais il ne servit à autre chose qu'à désigner des actions à faire, des situations qui appelaient d'être formulées ; les injures étaient ce qu'il y avait de plus gratuit, on aurait pu ne pas s'injurier, si on s'injuriait c'était en vertu d'un esprit de poésie. Jamais les mots ne servirent chez moi à décrire un état intérieur, à formuler une plainte. Le : "Tu me fais chier" de mon frère aîné voulait dire, pour nous, que tout le faisait chier, et qu'il se trouvait dans un état que dans un autre milieu il est convenu d'appeler le désespoir. Aussi n'était-ce pas sans respect et sans sérieux que nous évitions dans ces moments-là de lui adresser la parole. Les injures, c'était notre poésie. Elles en avaient les caractères les plus vrais, les plus indéniables. D'abord leur gratuité qui n'était pas hasardeuse, mais qui tombait juste et nous illuminait de colère, et nous inondait de révélations de toutes sortes. "Ta maison est une chierie", disait mon frère à ma mère, "une vraie chierie et on s'y emmerde." Ces mots trouvaient en nous "cette forme toujours creuse" dont parle saint Jean de la Croix, et nous emplissaient d'une évidence, d'une révélation. Dans ces cas-là, je sentais bien que c'était une chierie que la maison, que je nageais en pleine chierie, je soupçonnais que tout était chierie et qu'on n'en sortait jamais. Il y avait les mots, il y avait le regard qui les accompagnait, et le ton, bref, sans effet, le plus adéquat, le plus sincère, qui faisait qu'il chassait le doute de l'or de ces mots. Je n'ai éprouvé de révélations aussi puissantes durant mon existence, aussi puissantes et aussi souverainement convaincantes que certaines injures de mon frère aîné, qu'à la lecture de Rimbaud, de Dostoïevsky. C'est peut-être lui qui, le premier, m'a inculqué cette tendance que j'ai encore à préférer l'oeuvre d'inspiration à n'importe quelle autre, et à tenir en disgrâce l'intelligence humaine. En fait d'intelligence, je ne suis à peu près sensible qu'à celle de certains animaux, ceux qui précisément en ont si peu que les rares marques qu'ils en donnent, donnent l'impression de relever d'une inspiration subite. Je préfère par exemple les chats bêtes aux chats intelligents. Je n'y puis rien. Je préfère les chats qui ne me reconnaissent pas à ceux qui me reconnaissent. Quand mon frère a attrapé la syphilis, il dit : "Pourriture de vie, je suis pourri." Dès lors, je me sentais infiniment pitoyable et fraternelle. Je me sentais inconsolable - très exactement inconsolable de savoir qu'il arrivait des choses pareilles dans l'existence, mais de fait, je sus qu'il en existait et personne, par la suite, n'eut à me l'apprendre mieux que lui. (...)" Article paru dans l'édition du 31.03.06
Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité