10 mars 2006
Le Bibliopathe ou le Dévoreur de livres (deuxième livraison)
Sandra Champagne-ilas
Le Bibliopathe ou le Dévoreur de livres (deuxième livraison)
Dans le bureau du shérif Khronos, la tête du libraire était mise à prix
depuis longtemps et, inlassablement, ses éperons étaient toujours à ses
trousses et ne lui laissaient pas une seconde de répit. C’était une perpétuelle
course-poursuite, un cache-cache inquiétant et incessant entre les aiguilles
droites comme des pieux, tournant bêtement comme des chevaux assagis au
bout d’une longe, dans un paddock. En fait, il se sentait comme dans un
bobsleigh lancé à pleine vitesse. Sa principale préoccupation ? Éviter autant
que possible de glisser dans les virages et de se fracasser le crâne contre les
secondes-guillotines. Tous ses gestes étaient donc calculés par avance,
toutes ses idées coulaient et épousaient impeccablement la terrifiante et folle
course de la trotteuse. Il en était même arrivé à dresser quantités de
plannings pour lire tous les livres existants, à élaborer une organisation de
lectures ambitieuse, à développer une stratégie digne d’un mestre de camp.
Et si le temps accordé à tel ouvrage était dépassé, trop tard, le livre
atterrissait dans une haute et étroite corbeille noire en osier dont le sommet
était orné d’un simple couvercle mamelonné déchiqueté par des griffes
malveillantes.
C’était le purgatoire des livres mal-aimés.
Mais qu’est-ce qui arrivait à ces livres, en fin de compte ? Les
brûlait-il ? Non, cela aurait été gâchis sordide. Les aurait-il donnés à
quelque client dont la fidélité ne s’était jamais départie une seule fois durant
ces vingt dernières années ? Plutôt se couper une patte ! Il était comme une
bête sauvage parquée dans un zoo et avec le temps, pris dans les rets du
système, il avait appris à détester le mot donner. Il gardait sa nourriture pour
lui seul, il en avait presque fait une religion : à ton prochain tu ne donneras
point, tu ne prêteras point, non, tu vendras, car le bonheur seul s’achète.
Apprenez, amis pêcheurs, apprenez et méditez.
Alors, qu’en faisait-il de tous ces livres, me demanderez-vous ?
C’est qu’il y en avait beaucoup, malheureusement, des volumes de toute
taille qui ne pouvaient être lus en temps et en heure, et qui finissaient leur
triste vie au cachot du papier pas encore mâché… Il fallait bien en faire
quelque chose, après tout, même les livres non lus peuvent encore avoir leur
utilité, les plus lourds comme les plus légers.
C’est cette société de bons penseurs qui l’avait transformé en bon
gros lapin gris affublé d’une stupide redingote passé aux coudes et élimé
aux coutures, d’un haut-de-forme ouvert comme une vieille godasse de
poulbot, vêtu de gants blancs crasseux, craqués aux jointures, un bon gros
lapin de garenne portant une montre à gousset en vieil argent sculpté
représentant la Tour Eiffel et qui ne cesse de se répéter intérieurement
« mon dieu, en retard, je suis en retard ! Mais que va dire la reine ? Elle va
me trancher la tête, c’est sûr. Mon dieu, mon dieu, mon dieu, tout ce
retard ! »
La reine, il l’attend justement, ce soir…
Qu’en faisait-il donc de tous ces livres ?
Le premier qu’il avait dégusté, il s’en souvenait parfaitement. Un
peu indigeste, car lourd au possible malgré son titre homophone
contradictoire (Guerre et Paix, ce n’est pas Guère épais). La digestion du
style, du mot et du papier fut longue. Le pire, ça avait été un livre
d’épouvante. Il n’avait plus abordé ce thème depuis qu’il avait lu le fameux
ouvrage de Bram Stoker. Il était mordu de Dracula, fasciné par l’absence de
destin, de dimension temporelle dans le monde des vampires et il l’avait
dévoré des yeux et de l’imagination en une nuit. Mais cela n’avait pas été le
cas avec Stephen King. Pas le temps de clore son apocalyptique Bazaar,
alors, lui aussi avait fini sa trop courte existence dans la corbeille-cimetière.
La Bible avait suivi le king de l’épouvante, après, il ne se souvenait plus de
l’ordre chronologique, car il avait vite abandonné cette manie des petits
carnets qui recensaient toutes ses lectures, préférant utiliser sa mémoire à
d’autres effets de style plus intéressants.
Si le lecteur n’a point l’esprit véloce, il est temps de lui dire que
notre libraire est une personne un peu spéciale. Persuadé d’être le pauvre
jouet d’un Khronos maléfique, convaincu qu’il n’aurait pas assez de toute sa
vie pour tout lire, notre ami libraire décida, après moult et mûres réflexions,
d’accommoder et de dévorer les livres à sa façon. La corbeille était devenue
son garde-manger personnel et personne, non, absolument personne n’était
convié à déguster ces mets étranges. Si quelqu’un s’approchait de sa
corbeille et humait le doux fumé du papier, le libraire se transformait en
mouffette géante et projetait des mots mal odorants à la face des vilains
curieux afin de les faire fuir. Avec le temps, il avait donc réussi à faire
décamper les inopportuns, à choisir ceux qui allaient façonner la courbe de
sa réussite sociale. Il n’avait pas d’amis à proprement parler. De toute
manière, pour ce qui était de l’amitié et de tout le reste, il n’y croyait plus du
tout. Comment pourrait-il encore persister à croire en cette duperie sociale ?
Les amis ne sont pas différents des autres personnes que vous côtoyez
chaque jour. Votre boucher à la mine joviale, par exemple, les joues aussi
rouges que son tablier constellé de météorites sanglantes, votre boulangère
et ses miches impressionnantes, votre banquier au sourire carnassier, votre
opticien, chauve comme un œuf, aux manières avenantes, ou votre caissière
préférée tenant la caisse réservée aux personnes enceintes et handicapées,
celle aux yeux pers et à la bouche en forme de guêpière… Ces gens-là font
partie de votre sphère privée, de votre intimité. Vous les vouvoyez, les
snobez parfois (c’est vous le client), mais ils sont toujours là quand vous en
avez besoin, même à distance (vive le téléphone parasite et ses SMS
scalpés, Internet et ses courriels bourrés de vent, la Poste préhistorique et
ses enveloppes pré-timbrées, vive la sainte Trinité de l’ère
communicationnelle), ce qui n’est pas toujours le cas avec ces conglomérats
de coteries cauteleuses et leurs repas qui n’en finissent pas, leurs
conversations aigries qui ne mènent nulle part, si ce n’est au bout du bout du
rouleau. Non, les amis ne sont pas différents des autres personnes que vous
côtoyez chaque jour…
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