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orlando de rudder
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9 mars 2006

Le Bibliopathe

Et voici le nouveau feuilleton!!!! Attention, ça commence; Sandra Champagne-Ilas Le Bibliopathe ou le Dévoreur de livres À Yann Ilas. Le sommeil de la raison engendre des monstres. Francisco Goya Famem ego fuisse suspicor matrem mihi ; nam postquam natus sum, satur numquam fui. C’est la faim, j’imagine, qui a été ma mère ; car depuis ma naissance, je n’ai jamais été rassasié.* « Quelle belle et admirable pensée. Plaute, Stichus. - 1 - Ah, ce Plaute ! Lucidité, lucidité, tu me feras toujours penser ce fichu monde… » Le libraire posa l’ouvrage latin sur un petit guéridon, qui avait déjà bien vécu. Les livres lui avaient un peu cabossé sa sacrée caboche en vieux bois, et il continuait sa tâche d’Atlas indispensable, supportant dans son état d’objet les mots, tous ces mots. Il regarda sa montre. « Il ne va plus tarder maintenant. » Le libraire attendait un célèbre critique de littérature, et comme sa librairie avait pignon sur rue et qu’il recevait régulièrement le gotha primordial de la soi-disant bonne littérature (bien obligé de s’y mettre, de s’inclure dans cette grande comédie desdits people pour que sa boutique de bonheur fonctionne, les meilleurs sponsors restaient inévitablement les écrivains célèbres, à la plume pas toujours alléchante, mais il en avait pris son parti et jouait de façon très malicieuse à ce petit jeu pervers. En fait, il adorait le théâtre, Shakespeare demeurait son préféré, et toutes ces histoires rondement menées où se mêlaient harmonieusement sexe, trahison, sang… Ah ! comme la vérité eût été plus facile ! Mais il devait vivre, et vivre, ça signifiait avant tout mentir…), il n’avait donc pas eu d’autres choix que d’accepter cette interview. Il faisait presque noir dehors. Entre chien et loup. C’était l’hiver. Quelques flocons tombaient encore mollement en petites couches grisâtres sur l’enseigne en vieux bois où il était inscrit en lettres d’or émaillées ci et là par le vent, les yeux des gens et autres intempéries intempestives, Chez l’ogre instruit, et, écrit en tout petit, un peu plus bas, comme si ce détail avait peu d’importance, Dévoreur de livres. L’o de Dévoreur était peint tout en - 2 - rondeur couleur jacaranda. Des dents pointues bordaient cette lettre-bouche un peu particulière, ainsi qu’une langue épaisse, écarlate, tendue comme une dague maure, coincée entre les canines. En y regardant de plus près, on devinait que la lettre v avait dû représenter originellement un livre ouvert, aux pages incurvées, comme balayées par le vent, mais les feuillets, à force d’être lus par le vent, le soleil, les menottes des bambins dans les poussettes pendant que maman parlait avec tata chose du dernier Goncourt, à force d’être déchiffrés par les yeux des cabots et de leurs maîtres, des yeux humides, des yeux émus, des yeux indifférents, des yeux bêtes, à force d’être parcourus par la nuit étoilée, par la lune esseulée, plongée dans sa propre clarté, ces feuillets s’étaient usés et s’étaient dissolus dans les particules du temps. Le v, dorénavant dépossédé de son image symbolique, avait recouvré toute sa nudité, son simple statut de lettre alphabétique. Le libraire regarda de nouveau sa montre. « Bon dieu… » Il avait toujours détesté ce geste, cette dépendance qui lui était venue malgré lui, au fil du temps, ce désir incontrôlable de toujours vouloir savoir dans quelle seconde son existence, son souffle étaient pointés, comme une note de musique sur une partition impeccable, comme si tout était minuté. Tendance irrépressible et compulsive. Notre homme ne parvenait plus vraiment à se détendre, à ressentir ce sentiment de relâche complète – rêve inaccessible – comme un ballon dirigeable qui se délesterait de tous les objets encombrants – travail, famille et sainte patrie –, toute cette cargaison inutile et pesante, un ballon qui se dirigerait haut, très haut dans le ciel, libre, avec des tourbillons d’hélium et d’air pur qui chatouilleraient ses poumons poussiéreux. Non, ce temps-là était bien révolu. Pas le moindre stupide aérostat dans ces lieux, point d’hélium. De l’air, oui, mais traversé par une odeur lourde et compacte (encombrante ?) de papier vieilli, des bouquins en veux-tu en voilà, une profusion d’histoires romanesques, des documents en pagaille sur le règne du Roi-Soleil, sur Marie Ier Tudor, dite Marie la Sanglante, avec son visage croquignolet éclaboussant la première de couverture, des biographies d’auteurs, de scientifiques, de politiciens, d’artistes de tous bords – Alexandre Dumas, Lénine, Mendelssohn- Bartholdy, Saint Augustin, Victor Hugo, Marilyn Monroe, Leibniz, Anouar el-Sadate, Manet, Léo Ferré, Oppenheimer, Kafka, Karl Marx… –, des tonnes de vies conduites par des destinées différentes, empruntant des chemins créateurs, destructeurs, des vies vibrantes d’ondes négatives ou positives, peu importe, des vies réduites ici à de simples mots scellés entre la première et la quatrième de couverture, de la poussière accrochées sur la tranche comme unique bénédiction du temps, des fantômes de vies désormais… De l’air confiné traversant de vieilles affiches aux punaisesauréolées de rouille. La plus ancienne datait de 1984. C’était une sculpture de bronze, une jeune femme agenouillée, la jambe gauche légèrement dépliée sur le côté, les bras relevés avec grâce se ployaient derrière une nuque gracile, ses doigts, longs et fins, arrangeaient un chignon bas dans une pose figée pour l’éternité. Le visage au regard abandonné rappelait irrésistiblement les madones peintes par De Vinci. Cette affiche était la plus ancienne du local, certes jaunie par le temps, traversée par les heures et l’atmosphère souvent humide que l’on rencontre parfois dans certaines vieilles bâtisses, mais elle était de loin la préférée du bibliothécaire. Son état physique, craquelé et boursouflé aux encoignures, rappelait le sien, combien il était atteint dans sa chair par la lente, mais ô combien insidieuse, percée du temps, cette vague molle et inconsciente qui traverse toute vie, toute chose, emportant avec elle au passage un petit quelque chose, un présent qu’elle s’octroie d’elle-même, une particule de cette vie ou de cette chose, un presque rien qui, ajouté à un autre presque rien faisait quelque chose de bien visible, finalement – le côté insidieux se trouve là –, quelque chose d’irrémédiablement perdu. Les esprits prosaïques nommeront ça « rouille », « rides » ou « arthrite ». D’autres, plus poétiques, trouveront que « souvenirs », « tristesse » ou « mélancolie » sonnent mieux. Tout ce jargon ne change rien à l’affaire. Le bibliothécaire n’y voyait qu’une « formidable couillonnade, une duperie pour les faiblards du plafond ». Son âme était le baromètre de cette marée inconsciente, le transfuge qui déserte son avenir d’être humain pour ne s’intéresser qu’à la mince pellicule solaire là-bas qui sépare passé et présent. Son âme, invariablement pénétrée de la lente coulée du temps… Cependant, certaines nuits, passé minuit, cette coulée d’apparence paisible pouvait s’agiter, s’emporter comme un taurillon qui veut échapper coûte que coûte à l’estocade, et elle dévalait alors tout son être, comme ça, sans prévenir, meurtrissant sa chair au passage, passant sans aucune compassion ses os au broyeur-compresseur, coulée qui devenait aussi rapide qu’un torrent dément, cognant, furieuse, les parois de ce corps caverneux. Cela avait pour effet de lui oppresser méchamment la poitrine, impression que son cerveau était cerclé de fers et que le sang ne pouvait plus affluer. Ses tempes devenaient aussi actives que les ouïes d’un poisson étendu sur l’étal réfrigéré d’un commerçant vendant sa marchandise sur la place du marché : Oh qu’il est beau mon poisson, qu’il est beau ! et frais comme la rosée du matin, vous en goûterez bien un morceau, ma p’tite dame ? Ça le réveillait à tous les coups, le coup du poisson qu’on débite en tronçons, toujours à la même heure, toujours peu de temps avant de franchir le cap des 4 heures du matin – s’en était-il seulement rendu compte ? –, le corps parcouru de frissons glaciaux, les draps trempés d’angoisse. (à suisvre...)
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