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orlando de rudder
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11 décembre 2005

Mélancolie pratique 13

Descriptions et portraits. Je ne pouvais mieux me la représenter que par ces mots, le sourire d’une ombre. Philippe Soupault, Les dernières nuits de Paris, 1928. Décrire revient souvent à farcir de souvenir jusqu’à l’invention même. C’est de la retrouvaille, chaleureuse ou pénible. En arrachant la fleur d’oubli, en défoliant l’absence en mémoire, on apprend à revivre, mais aussi à écrire. La description engage peut-être plus l’auteur que tout le reste de la narration. Il semble qu’on invente mal un souvenir. Il se pourrait que pour l’écrire, il faille transcrire ce qu’on a ressenti plus précisément, plus intimement que dans un dialogue : Le pire, avec les odeurs, c’est qu’on ne peut les décrire. Pour l’odeur que faisait le poêle de mon logement berlinois au début des années trente, j’ai écrit que c’état « un mélange d’ences et de pain rassis », mais ce n’est qu’une phrase impressionniste, non une description. Christopher Isherwood, Octobre. Qui voit quoi ?Le personnage ou le narrateur ? Et, parmi ce duo, qui nous représente le mieux, et qui joue, dans le drame du livre en train d’être écrit, le rôle externe et tout puissant du créateur ? Cette omnipotence quasi-divine est pourtant celle, symbolique d’un être humain, chair de chair, deus ex vagina, qui s’est donné l’étrange de voir d’inventer de la vie. Décrire, c’est réinventer, ou inventer en modifiant son expérience. C’est réfléchir. Il n’en faut pas abuser : la description lasse beaucoup de lecteurs. Cependant, elle raconte la même histoire, autrement. Elle sert de contrepoint, fût-ce a contrario et renforce le récit autant qu’elle le parfume. Décrire trop longuement ne nourrit pas l’ouvrage. C’est le plus grand défaut du Capitaine Fracasse, qui manque d’élagage. On sait que le bon Théo a tiré à la ligne. Ses descriptions semblent plaquées sur le récit, le gavant, ne constituant pas un élément dynamique, commentaire ou contrepoint, couleur ou nuancement. Ces longs passages dépeignent plus qu’ils ne décrivent. . Pourtant cette belle évocation du monde de Scarron ou de Molière nous charme malgré ses monotones longueurs. L’effet visuel, toujours recherché, nous place en face de scène interrompant la progression de l’action : On peint un tableau puis on, l’expose aux yeux de tous. C’est un acte violent, douloureux. L’écriture c’est différent. Le lecteur s’engage. il prend le livre, tourne les pages et s’ouvre doucement à celui qui écrit. C’est une rencontre, le dialogue entre deux solitudes. Rezvani, Les Repentirs du Peintre 1993. Dans Le Capitaine Fracasse, nous voyons des tableaux que Gautier n’a jamais peints. Il dépeint au sens propre une présence intime, celle de toiles qu’il aurait pu brosser. Il nous offre un Salon, au sens de Diderot ou de Baudelaire : Voici le compte-rendu d’une exposition imaginaire. Il serait amusant de changer d’art, pour respirer un bon coup. Il suffirait de demander à un peintre de peindre ces œuvres à partir des indications données par les descriptions. Ces peintures se suffiraient à elles-mêmes et n’auraient pas besoin d’être référenciées à l’œuvre. Si, en écrivant nous nous trouvons dans ce cas, effaçons, barrons, biffons ! Pourtant, les lentes représentations de Gautier ne sont guère redondantes : elles ne concernent ni ne redoublent l’action, dans la plupart des cas. Elles incitent à une contemplation forcée. On peut imaginer que le lecteur se trouve dans la situation d’un aveugle au musée : on lui raconte la Joconde. Ce portrait creuse son sujet. Depuis déjà longtemps la peinture ne représentait plus seulement. Elle allait beaucoup plus loin, d’une façon délibérée. La volonté du peintre changeait sensiblement. Le paysage même se muait en forte personnalité: C’est avec La Tempête, que pour la première fois dans l’histoire de l’a peinture, le paysage cesse d’être un élément purement décoratif pour s’ériger en signe ou en représentation du vague des passions qui se déchaînent en l’homme. Juan Manuel de Prada, La Tempête, 2000. En effet, Giorgione donne un « état d’âme » au paysage. La mélancolie créatrice, méditative joue à plein ? La tempête devient actrice d’une sorte de narration immobile. Il est possible de s’identifier à elle. Cette manière est très directement transposable à l’écriture. Identités fallacieuses. Le personnage. Je n’ai jamais rencontré des gens ressemblant à mes héros. Je les ai tous inventés. J’ ai confiance en mon imaginaire. Ce que le Seigneur a fait, je peux le faire en beaucoup mieux. J’irai jusqu’à dire que je préfère mon œuvre à celle du Seigneur. William Faulkner: Interview par Christine de Rivoyre, Le Monde, 14/12/ 1950. Un peintre aurait du mal à représenter un héros de roman. Les hommes et les femmes romanesques sont démembrés, incomplets : Désirée, dans La Faute de l’Abbé Mouret se compose presque uniquement de jambes solides, bien enracinée dans la terre, tandis que l’abbé semble n’avoir qu’une main qu’il montre et qui signifie. Nous sommes loin du portrait médiéval nous raconte l’apparence et le statut d’ une personne en détail. Le portrait littéraire s’évoque par détails emblématiques. Peut-être en raison du fonctionnement de nos mémoires : Je me rappelle finalement la couleur de certains cheveux parce qu’il m’est venu à l’idée que c’étaient des cheveux en bois de noyer vernis ou bien en filasse ou bien en écorce de marron d’Inde, de vrais cheveux, avec leur souplesse et leur légéreté ou leur dureté et leur pesanteur. Edgard Degas, Carnets 22-23 . Degas rédige en couleur, en matière, en aspect. Un écrivain aurait pu user des mêmes mots. Avec du temps ajouté… Ecrire des sensations, voilà qui est bien plus difficile et rare. Cela implique qu’on les a méditées. Or, méditer, c’est d’abord détourner le regard des évidences. Stéphane Zagdanski, « Porno nunuche », Le Nouvel Observateur, 24-30 mai 2001. L’alambic de la méditation prépare l’expression de la sensation. Le regard regarde d’abord à l’intérieur. Il transpose. La transposition sert d’aide à la mémoire. Degas pourra reproduire, dans son atelier, tels cheveux vus en ville et qu’il ne pouvait brosser sur le terrain. Le discours de la vérité peut ici surprendre : c’est parce qu’ils les a comparés au noyer vernis, à la filasse, à l’écorce de marron d’Inde que Degas affirme que ce sont de vrais cheveux. Qui deviendront encore plus « vrais » sur la toile, lorsqu’il les aura peints. Ce travail de mémoire, par comparaison, associations d’idées n’est pas éloignés des antiques mnémotechnies . Avec cette filasse, ce marron d’Inde, on pourrait tracer un portrait à la manière d’Arcimboldo. A cette chevelure en marron, on pourrait ajouter, selon les représentations ou les clichés en vigueur, une peau de pêche, un teint de lis, des dents comme des perles, de lèvres purpurines évoquant des fruits mûrs… La description … donne connaissance d’une chose par les accidents qui lui sont propres. Arnaud et Nicole, La logique de Port-Royal. L’accident qui naît d’une délectable incongruité du comparant. Ce qui est une technique de la poésie :La poitrine féminine peut évoquer les « faons jumeaux d’une gazelle », dans le Cantique des Cantiques. Les voyez-vous galoper, libres et fiers dans la savane ? Dans une description, la comparaison, la métaphore fabriquent des miroirs utilement déformants. Mais comment débuter ? Je ne saurai jamais décrire un visage parce que je ne sais, comme pour faire un signe de croix ou une cravate sur un autre, par quel bout commencer Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, 1921. Avec Giraudoux, nous rejoignons un problème de sens . Par quel bout commencer ? A ceci s’ajoute l’inquiétude : il arrive qu’on assiste à une cérémonie sans en connaître les rituels. On a bien peur de faire une gaffe. Hésiter sur le sens d’un signe de croix peut indisposer la famille d’un défunt, d’un ami dont on ne partageait pas les opinions, mais que l’on tient à honorer. Ou encore horrifier une tante à héritage qu’il conviendrait de ménager ! Changer d’optique, de subjectivité, de point de vue est fort difficile. On aura beau faire, prendre de la distance, on ne sera jamais celui qui nous lit : Je commençais à songer à la difficulté de décrire les gens de telle sorte que le lecteur les voie comme vous les voyez vous-même. J’ai toujours pensé que c’est l’un des aspects les plus difficiles du roman. Quelle impression le lecteur se fait-il réellement lorsque vous décrivez un visage trait par trait ? A mon avis aucune. Pourtant l’habitude de certaisn écrivains d’isoler une caractéristique saillante, un rictus ou un regard fuyant, et de le mettre en relief, bien qu’efficace, évite la question plutôt que de la résoudre Somerset Maugham, « Le facteur humain », Amours singulières, 1995. C’est bien là que tout se joue : dans ce qui restera de nos intentions, dans ce qui sera ajouté par le lecteur. Il est nécessaire qu’une différence résiste : écrire et lire sont la mise en relation de deux esprits. L’un féconde l’autre et vice versa. LE destin s’organise : Habent sua fata libelli. Le trait saillant suffit. Ce n’est pas la peine d’en rajouter.Une création trop finie lasserait et risquerait, peut-être de s’animer. Ce serait sacrilège comme une forêt en marche. C’est pourtant un sacré désir, la totalité, l’épuisement des possibles, des choses et des faits ! Je n’ai jamais rencontré des gens ressemblant à mes héros. Je les ai tous inventés. J’ ai confiance en mon imaginaire. Ce que le Seigneur a fait, je peux le faire en beaucoup mieux. J’irai jusqu’à dire que je préfère mon œuvre à celle du Seigneur. William Faulkner: Interview par Christine de Rivoyre, Le Monde, 14/12/ 1950. De fait, si l’on veut bien y réfléchir, les meilleurs personnages ne pourraient pas exister. C’est pourtant fort tentant de chercher à s’identifier au reflet potenciel. Le pire serait d’essayer de se décrire soi-même. De se dépeindre ou de se penser. De s’imaginer… Seulement… Sans un minimum de courage, on ne peut même pas écrire une remarque raisonnable sur soi. Ludwig Wittgenstein, Carnet de Cambridge, 1930. Et : La manière dans l’écriture est une sorte de masque derrière lequel le cœur fait des grimaces à son gré. Id. Un masque ? en latin : persona. Décrire c’est à la fois masquer et démasquer, avancer en désignant son masque. Pour ce qui est du portrait, pensons à l’un des aspects les plus profonds de l’écriture. Tout roman constitue un part de l’autobiographie de son auteur. Même s’il parle d’autre chose et y pense : Depuis que j’écris, je compose mes souvenirs Pierre Mac Orlan, La Petite Cloche de Sorbonne. Beaucoup d’écrivains avouent ou proclament qu’ils ont parsemé un peu d’eux-mêmes dans chacun de leurs personnages. Le roman représente, de ce fait, une sorte de psychomachie, de psychographie. Le grand peuple de nos esprits grouille au fil des pages. Ne nous en défendons pas : postons-nous devant le miroir le plus à notre portée. Grimaçons pour singer l’expression d’un tel ou d’une telle, de l’un ou de l’une qui se ballade dans notre narration. Inventons-les en nous réinventant. Tout crâne de Yorick, tout Dorian Gray accessible fera l’affaire. Voici de la présence : … je distinguerais trois types de portraits… 1) les tableaux dans lesquels le peintre a saisi au premier regard l’expression essentielle du visage (… Holbein, rembrandt)… 2) les portraits lyriques et poétiques, aussi révélateurs et intenses q’un bon poème (Van Gogh) ; 3) les portraits-interrogations, psychologiques, très personnels dans la représentation de la physionomie (Lorenzo Lotto). Gustav Herling, Le portrait vénitien et autres récits. 2001. Les « traits significatifs sont nos propres traits, ou les traits que nous nous imaginons. L’important est la distance, celle du peintre que nous transposerons.: La première manière, c’est du flash : Saisir, comme on cuit une côtelette : cet être, mâle ou femelle, c’est toujours Eve, ou pire, tirée de notre chair même. Nous n’avons plus qu’à tenir en haleine, en immobilité l’expression même, le regard, la moue. Adhérer à l’éternité. Voilà ce premier mode d’extrospection. La deuxième façon propose un modelage pneumatique : du souffle, ténu pour l’intimisme, tonitruant pour le lyrisme ; vaguelette ou tempête. C’est le moment de la notation brève, de la phrase courte, ou encore de la période, aux phrases de longueur croissantes, gonflant un flot puissant jusqu’à la chute, cinglante comme celle d’un sonnet.Un poéme du moi projeté en pleine gueule du miroir ! Enfin, Yorick devant Yorick, le miroir se contemple. L’énigme du moi se répand comme un curieux parfum. Exhalaison, émanation : l’âme. ainsi faut-il la dire en creusant à l’envi. Il y a de la torture, là-dessous : je te tiens, je te dissèque à vif, je t’aime, je te veux. Je cherche ton mystère en t’excisant la rate. Au burin, je troue ton crâne pour y découvrir ton diamant noir ; la pierre de folie. Car voici mon orgueil, côtelette indocile, je te crée, je me veux dieu. Je m’oppose au Créateur, je me rebelle. Seras-tu Prométhée ou Sysiphe, mon complice ou mon frère ? Regarde-moi bien en face. Je suis toi, commettons notre crime : Ecrire des romans est un acte de rébellion contre la réalité, contre la création de Dieu qui est la réalité (…) chaque roman est un déicide secret, un assassinat de la réalité. Mario Vargas Llosa, « Le romancier et ses démons », Revue Libre, 1972. L’exercice du portrait, comme celui de la description nous autorise à nous donner la comédie à nous-mêmes.On peut rire de se voir ainsi dans le miroir. Il ne s’agit pas d’un sport d’histrion : on ne trouve ni masque réel ni chair dessous. Raconter une histoire tout en en montrant les lieux et les acteurs demande la suggestion, non pas la vue objective. L’évocation du regard. Par la parole silencieuse; celle de l’écrit. Le problème, avec les histoires, c’est que ça s’écrit avec des mots Ah oui, vous avez raison, c’est là que ça devient difficile. Pascal Garnier, Une fois trois, 2000. Histoires de la fiction Qu’il choisisse l’imaginaire ou que l’imaginaire le choisisse, c’est toujours le réel que l’écrivain travaille et de façon à l’oublier. Yves Berger, Que peut la littérature? De tous temps, semble t-il, on a raconté, puis écrit des histoires, voire de l’Histoire (ou ce qui en tenait lieu). A t-on toujours menti ? A t-on toujours cru les récits entendus ou lus ? La vérité serait-elle une question de statut ? Il faut imaginer la parole narrative, la « cérémonie du dire » dans les temps les plus reculés. Le conteur, installait le nouvel espace par un incipit, une indication qu’à partir de ce moment, la communication serait différente de la parole habituelle. Un nouveaux temps s’annonçait par ce début : « il était une fois », ou « ecoutez bonnes gens » voire « en ce temps là »… Plus triviale, « l’’histoire drôle », reliquat souvent médiocre de la tradition orale nécessite un : « c’est l’histoire d’un mec… ». En dehors de « l’histoire drôle », tout ce qui se comptait ou se contait était vrai. L’histoire de Gilgamesh, celle d’Hercule triomphant des douze épreuves pour sauver le monde, celle de Moïse présentaient un statut que nous pouvons anachroniquement qualifier d’historique : ces fait étaient avérés, en d’autres temps et chacun y croyait dur comme l’airain des armes antiques. On ne racontait pas des histoires, mais de l’histoire. Pire, les mythes devinrent des légendes. Aujourd’hui, le sens du mot a changé : la légende est présumée fausse. Legenda, en latin, c’est ce qui doit être lu. Parce que ça porte de la vérité. Parce que ça enseigne… Tout était vrai. Pourtant, il existait des fables des apologues. Des histoires de renards, de cigognes.On n’y croyait pas, certes. Mais leur prétexte moral les plaçait du côté des vérités intangibles, présentées d’une façon drôlatique afin de mieux faire passer le message.Bien entendu, la grosse blague, la mystification, ce qui deviendrait le gab médiéval roulait son flot. Il s’agissait d’autre chose. Le fiction, pure et simple existait peu. L’écriture, instrument de marchands, de notaires, servant aux inventaires et aux recensements ne pouvait pas mentir. Evidemment, il y eut des tricheurs, des fausses comptabilités et des escroqueries de tous temps. Mais enfin, le statut de l’écriture fut de conserver la trace de choses véritables, de recorder , d’enregistrer ce qui devait être authentifié. L’incipit médiéval, par exemple, le rappelait constamment : A Bohorges, ce truis lisant… Ecrit Gautier de Coinci. Pour lui, il faut rassurer le lecteur : ce que je vais raconter, je ne l’ai pas inventé. Je vous le certifie : je l’ai lu dans un livre (c’est donc vrai) de telle ou telle bibliothèque de la ville de Bourges. Plus mélancolique ? Voici : J’ai entendu cette histoire dans la chambre des Dames, une sœur la racontait à sa sœur…Bien entendu, il existait des fabliaux peu crédibles. Cependant, la Chanson de Geste comme le récit de miracle (un fait extraordinaire d’abord qualifié de merveille, de chose étonnante, avant d’être authentifié) relataient la stricte réalité d’un événement avéré. Comment a t-on osé mentir volontairement, en avouant qu’il racontait quelque chose de faux ? Qui a commencé ? Nous ne le saurons pas. Au Moyen age, un exemple de ce basculement me semble être les Cent Ballades d’Amant et de Dame, de Christine de Pizan . Le forme dialoguée en ballades m’évoque d’ailleurs le roman par lettres, surgissement de l’intime,. Car la fiction constitue une sorte de scandale. On peut comparer son statut à celui du comédien : Il devient un autre durant le temps du spectacle. Sacrilège ! On l’excomuniait, on ne l’enterrait pas en terre consacrée. Le premier engagement de l’art, puisqu’il est toujours engagé, est une révolte contre le sacré: Ecrire des romans est un acte de rébellion contre la réalité, contre la création de Dieu qui est la réalité (…) chaque roman est un déicide secret, un assassinat de la réalité. Mario Vargas Llosa, « Le romancier et ses démons », Revue Libre, 1972 Pourtant, Christine de Pizan semble inventer délibérément. Elle recherche plus l’émotion que l’enseignement, l’illustration d’une morale. Un lyrisme en mineur se dévoile qui n’empêche pas que, par ailleurs, Christine ait parlé d’elle-même, de ses désirs, de sa solitude. Avec la fiction naît l’intériorité. Il faut que le lecteur ou l’auditeur puisse croire ce qu’on lui raconte. Peu a peu se manifesta enfin clairement le besoin de la fiction… Il est devenu impérieux. Peu de gens pourraient se passer des séries télévisées, des films. On sait que ce n’est pas vrai, on en redemande… Parallèlement, un désir de vérité absolue se fait jour. De réalisme, d’abord, que nous donne, entre autre, la mystification des effets spéciaux, la fausse psychologie des personnages. Mais que nous donne aussi le « document », le livre racontant une histoire vraie, le témoignage dûment reconstruit, dans un but commercial, à la façon d' une fiction par un nègre. Mentir et mentir-vrai sont les deux mamelles de la nourriture de notre imaginaire. De telles choses sont-elles possibles ? Tel est le titre d’un recueil de nouvelles d’Ambrose Bierce. L’enjeu de la fiction est pourtant de nous faire croire à sa réalité. La question-titre fait douter de cette intention. Ensuite, la quatorzième nouvelle, intitulée Dans la nuit au lieu-dit de « l’ Homme mort » porte, comme épigraphe, en caractères italiques, cet avertissement : Cette histoire n’est pas vraie. La nouvelle en question n’est pas plus, mais pas moins vraisemblable que les autres.. Pourquoi désigner ainsi la fiction ? Pourquoi insister sur la menterie ? Peut-être pour produire un effet a contrario : nous pourrions imaginer une ruse, un acte délibéré de brouillage des pistes. Et si cette histoire, et celle-ci seulement était vraie ? Et s’il y avait un piège ? Cette mise en abyme du vrai, du faux, du réel, de la fiction se déroule en pleine grande époque du roman, de l’histoire inventée à partir de la vie courante. Chez Balzac, tout est vrai, sauf le déroulement des faits. Le réel documenté n’a pas forcément plus de force évocatrice qu’un monde entièrement inventé. L’utopie nous séduit aussi. Le souci de la réalité ne semble guère porter d’autre intention que cet agrément. L’écrivain l’offre à foison, à la va-de-bon-cœur. Quoi qu’il puisse être ou quel qu’il soit, l’écrivain doit se garder du réel, sinon le fuir. Surtout s’il rédige un document, un ouvrage historique : la position du savoir est toujours ailleurs. Elle se nomme : distance. On tourne autour de l’objet comme dans le Periphyseion d’ Hugues Saint-Victor. Il s’agit d’une … gravitation vers le grand centre . Romano Guardini, De la Mélancolie (Der Sinn der Schwermut), 1949 op.cit. On ne voit rien sur le terrain, dans les archives, sinon ce dont on ne pourra rendre compte que d’après un souvenir et par l’écriture. Le point de vue est notre seule vérité. Notre objectivité . Il doit savoir qu’on ne témoigne jamais fidèlement. Même le rapport de gendarmerie laisse passer des erreurs. Souvent involontaires. Il n’y a pas de réalité entièrement dicible . Ni « escriptible ». Autrement, nous n’existerions pas. Non, nous n’existerions pas…
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