13 mars 2006
Le Bibliopathe ou le Dévoreur de livres
de
Sandra Champagne-Ilas
(dernière livraison).
Malheureusement, avait-il envie d’ajouter. Il voyait des tournesols
danser devant ses yeux, il pensait à ces douces nuits d’été passées dans le
carré de pelouse de Mamita, il pensait aux escargots, aux tégénaires, à Pépé
et à Anasthasia, petite étoile endormie dans un berceau de soie.
- Hum, je vais essayer de vous donner ma définition personnelle de
ce que tout le monde appelle Dieu, Allah, le Grand Rien ou le Grand Tout.
Pour moi, Dieu n’existe pas, c’est juste le Diable qui s’endort et qui rêve.
Voilà ce que je pense, un putain de songe venu de nulle part que nous autres
humains avons eu vite fait de nommer « Dieu ». Un nom aussi court pour
contenir une idée aussi infinie, c’est absurde. Et pourquoi pas Grand
Saladier ou Bouleau céleste ? Les gens diraient alors « je crois au Grand
Saladier, je crois au Bouleau céleste. Prions le Grand Saladier pour que ma
belle-sœur devienne intelligente, pour que mes voisins comprennent que
leur clébard hurlant va bientôt passer à la casserole, pour que mon saint
patron m’octroie une substantielle augmentation que je ne mérite pas, certes,
mais qui me ferait bien plaisir quand même. Ô Grand Saladier, entends mes
prières, déverse sur mes amis quantité de pierres précieuses (pas trop quand
même) et sur mes ennemis de la soude caustique réchauffée au vinaigre. »
Ils porteraient tous une feuille de laitue autour du cou, ou un bout d’écorce
de bouleau céleste, témoins de leur adoration sans bornes, de leur
soumission dégueulasse de terriens pour le Grand Vide. C’est à mourir de
rire ! Et tous psalmodieraient à genoux et en chœur leur « notre Grand
Saladier qui êtes aux cieux, que Votre nom soit sanctifié. Donnez-nous
aujourd’hui notre pain quotidien, et n’oubliez pas le sel et le poivre.
Amen. »
Cette idée de Saladier lui était venue la première fois qu’il avait lu
puis digéré le Tao-Tê-King et elle n’était pas si tordante de rire, à la
réflexion. Peut-être bien sommes-nous tous un petit grain de sel ou de
poivre collé sur des feuilles de salade qui sont autant de planètes et de
fêlures dans le grand Saladier du Cosmos ? Un contenant reste un contenant
et le saladier en est un, à l’image du Vase que décrit Lao-Tseu.
- Mais dites-moi, c’est un peu lugubre ici. Je perçois à peine les
courbes de votre visage. Approchez-vous donc de la lumière que je vous
observe d’un peu plus près. N’ayez aucune crainte, mon ami, vous ne
risquez strictement rien avec moi, ma jaquette n’est guère flottante et, pour
vous dire toute la vérité, ma région anale expulse plutôt qu’elle n’avale.
Toujours des allers, jamais de retours. Ah, ah, ah ! Je ne vous choque pas,
du reste, je le sais. Je ne suis pas toujours des plus subtils. Que voulez-vous,
on ne se refait pas ! Au fait, j’y pense, peut-être bien n’êtes-vous pas un
homme. Dans ce cas, avez-vous un aussi beau décolleté que mon anglaise ?
Ah ! Miss Myrtle ! Vous n’avez pas eu le bonheur de la rencontrer au creux
d’un lit ou au coin d’une table, de faire connaissance avec ses fesses un peu
tombantes, un peu molles, certes, avec ses hanches vergetées ci et là, soit,
mais une jeunesse qui rattrape tout, empreinte d’une candeur et d’une
naïveté à exciter un vieillard qui tient sa canne d'une main et la Camarde de
l'autre. Il n’y a pas à dire, mon cher, la vitalité, patrimoine souverain de la
jeunesse, nous fait fermer les yeux sur les quelques défaillances techniques
qu’elle n’a pas encore apprises à déjouer, faute d’expériences, mais cela
viendra, il faut savoir être patient. Et quand Miss Myrtle aura appris à
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confondre tous les hommes, je dis bien tous, vieux comme jeunes, quand
elle aura appris à renverser le concept et à rendre les hommes encore plus
farouches qu’une jouvencelle de douze ans, alors, il y aura de grandes
chances pour qu’elle compte sur son gâteau d’anniversaire plus de cent
bougies. Elle soufflera d’un coup tous ses désirs fondus, les souvenirs
s’envoleront et pareront ses cheveux gris de volutes amères. Elle oubliera le
goût des salives mêlées à la sienne, elle oubliera le plaisir qu’elle a eu de
vivre quelques folles extases, une queue carrée entre les fesses. Elle oubliera
jusqu’à sa propre nature de femme, ses seins devenus désormais deux
poches de graisse inutiles, son ventre reconduit sagement dans le sas d’une
virginité toute neuve, ses yeux bleus plus que jamais dépolis, avec pour
seule et dernière envie, à l’heure de sa mort, de forniquer une dernière fois
avec les anges, là-haut. De toute manière, cette jeune fille fera chavirer
n’importe qui, ce qui, dans ma bouche, n’est pas un fin compliment pour
une femme, mais je ne sais pas, je me suis quand même laissé prendre. Un
coup de folie, si vous préférez. Il y a des femmes qui ont le chic pour vous
mettre dans des états pas possibles… C’est pour vous dire dans quel état de
déchéance je me suis trouvé à une époque, mon ami, et où je me trouve
encore actuellement, et cela, bien malgré moi, je puis l’affirmer. C’est à
cause d’Alice, vous ne la connaissez pas non plus, elle est partie dans un
autre monde, accompagnée d’un gnome laid à vomir. Elle m’a quitté. C’est
à cause d’elle, Alice, ma petite Alice. Ah ! et si vous aviez vu sa petite
chatte, adorable, douce, soyeuse, un parfum exquis, capiteux, c’est qu’elle
adorait se rouler dans les foins, sa pussy mignonnette. Dina qu’elle
s’appelait, toute blanche avec un fin collier rouille, des yeux jaunes pailletés
de copeaux d’or qui éclaboussaient son regard de jeune fauve. Une véritable
pièce d’orfèvrerie. Belly n'arrêtait pas de lorgner son virginal pertuis, mais
la belle Dina n'a jamais cédé à ces avances grossières. Tout sa maîtresse !
L’adage « tel maître, tel animal » m’a longtemps semblé stupide, main non,
il nous ressemble bien, cet animal, à moins que ce soit nous qui finissions
par ressembler à notre chat, à notre chien, à notre cochon ou à notre
couvée… Alice aussi était belle, belle comme le jour, belle comme un pot
de résédas, belle comme un bouquet de tournesols gorgés de soleil, et c’était
moi son nouvel astre vers lequel elle se tournait volontiers, rayonnante,
heureuse comme un hélix, mais qui a fini par se tirer dieu sait comment,
dieu sait où. Elle s’est barrée, vous dis-je, dans un autre jardin, elle s’est
consumée comme un clope dans un autre cendrier que le mien. Ses cendres,
je les aurais bien ramassées, moi, avec dévotion, c’est bon pour les plantes,
ça les renforce à ce qu’il paraît. Je les aurais mises dans ma terre…
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Le libraire fronça les sourcils. Il observa avec attention la forme qui
n’arrivait toujours pas à s’arracher de son épais manteau de nuit.
- Vous êtes un homme, et vous avez beaucoup de classe, un
personnage raffiné à ce que je peux deviner. Vous me faites penser à
quelqu’un, un rêve que je fais souvent. En fait, vous y teniez le premier rôle.
Vous allez rire, vous incarniez un poissonnier de village qui débitait sa
marchandise le jour du marché, et maintenant que j’y pense, c’était un
véritable cauchemar, un sordide et vénéneux cauchemar. Je tenais le rôle du
poisson, vous me découpiez la tête, me tronçonniez le corps, me
transformiez en sushis vivants, et voilà que vous êtes là, aujourd’hui, dans
ma librairie, Chez l’ogre instruit… Tiens ! Il ne neige plus. Et si nous
allions dehors, mon ami, boire un petit coup, et nous raconter nos peines de
cœur et de vie. Vous en avez bien quelques-unes, tout le monde a ses
chagrins secrets percés un soir ou l’autre par quelques vapeurs d’alcool. Ne
vous inquiétez pas, je ne dirai rien, je ne vous jugerai pas, je vous écouterai,
ravi, sans jamais vous couper la parole, j’en prends les étoiles à témoin.
Qu’en dites-vous ? Rien ? Pas un mot ? Ça alors, vous n’êtes pas bien
causant. Il me faudrait un pied-de-biche ultra perfectionné pour fracturer le
cadenas de votre pensée et délier votre langue. Vous êtes plutôt du genre à
vous fendre le pébroque avec les sorcières de Salem, me trompe-je ?
Attendez, attendez un instant. Je crois reconnaître votre silhouette. On ne
s’est pas déjà vu quelque part ? Ah, j’y suis ! Dans un vernissage de Milena
Moriani, non ? à moins que ce ne soit celui de Christine Lucchini. Bon sang,
je ne sais plus. Trou noir. Bof, quelle importance, me direz-vous ? Les
vernissages ne sont pas faits pour aller voir, mais pour être vu. Et c’est vous
qui avez réussi à emballer la jolie plante rousse toute en rondeur. Je l’avais
repérée, un visage splendide, plein et gracieux à la Botticelli, des sourcils en
parenthèses dans lesquels j’aurais volontiers laissé couler ma plume et
dessiner quelques minutes en sa compagnie. Mais vous avez été plus rapide
que moi. Alors ? Conclusion ? Cette belle slave a-t-elle réussi à vous faire
parler ? À vous faire jouir alors ? Hum, excusez ma vile curiosité. C’est
stupide de ma part. Il m'arrive souvent de ne pouvoir réprimer ma nature
incisive… Je… Vous avez dû faire beaucoup de sport dans votre jeunesse,
natation, équitation, escalade, tennis, basket-ball et tutti quanti. Quelle
charpente, mes aïeux ! Un vrai roc ! Ah ! si j’étais une femme… Ah, les
femmes… Si j’étais l’une de ces charmantes garces, je vous demanderais de
m’emmener sur le champ au Père-Lachaise. Enfin, je me comprends, pas le
temps de tout expliquer. Vous allez finir par me prendre pour un dingue. Au
fait, vous avez faim ? Il reste quelques miettes à terminer. C’est qu’il faut
faire gaffe, vous savez, le papier, ça se dégrade plus vite qu’on ne l’imagine.
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Il réprima un sourire crispé. Un sentiment insatiable agitait de
nouveau ses entrailles, comme un ver de terre épileptique ayant le vertige
des profondeurs terriennes. « La faim, monsieur, quoi de pire que la faim ?
C’est elle qui m’a dégradé, c’est elle qui n'a de cesse de me poursuivre dans
mes cauchemars. Je ne suis jamais repu de rien, vous comprenez ? C’est une
souffrance qui ne s’explique pas, c’est ma souffrance, et elle ne me quittera
plus jamais. Mais vous, je vous ferais presque confiance, vous m’inspirez en
tout cas. Voulez-vous un tout petit bout de l’Ancien Testament ? Il m’en
reste toujours un peu. Aaatendez, je vérifie… Voooilà ! Je le savais. Un
petit bout du « Cantique des Cantiques », ça ne se refuse pas ça ! Je vous le
pose sur le guéridon, lààà… Avant, quand j’avais le temps, j’exerçais ma
mémoire, et j’apprenais des pans complets de la Bible, du Talmud et du
Coran. Écoutez un peu. » Le libraire s’éclaircit la voix et récita : « Je suis
un rempart et mes seins sont vraiment des tours ? Alors j’existe à ses yeux
comme celle qui rencontre la paix. C’est Elle qui parle, vous l’aurez
compris. Échappe, mon chéri ! Et sois comparable, toi, à une gazelle ou à
un faon de biche, sur des monts embaumés. Splendide, ne trouvez-vous
pas ? Mais Lui, pauvre homme, se lance dans une poétique lamentable, des
comparaisons animalières qui fleurent bon l’étable et le crottin. Écoutezmoi,
ça vaut le détour : Ta chevelure est comme un troupeau de chèvres
dégringolant du Galaad. Tes dents sont comme un troupeau de brebis qui
remontent du lavoir… Navrant, tout simplement navrant. C’est marrant, ça
me rappelle les cours des curés, quand j’étais gamin. Il y avait plein de croix
aux murs, dans cette école, des croix partout, jusque dans les chiottes. Ça
surprenait les gosses, ceux qui venaient astiquer là leur chapelet entre deux
Pater et deux Ave. Moi, je me disais que c’était normal, et que le petit Jésus
cachait sans doute le meilleur de lui-même sous son pagne. Hum, et
pourquoi pas, après tout ? Vous savez, mon ami, les hommes n’ont jamais
été très doués pour ce genre de littérature, et je ne sais ce qui les pousse
réellement à s’acharner dans cette voie… Mais… Alléluia, enfin vous vous
décidez à bouger ! »
En effet, la silhouette s’était enfin décidée à sortir de son noir
sarcophage. Son ombre démesurée s’arracha du mur. Le sommet de cette
armoire à glace ressemblait à un fer de pique noir stylisé, comme celui
d’une carte à jouer. Les yeux du libraire s’agrandirent, ses mains se
cramponnèrent aux accoudoirs, son dos se cambra, sa nuque se renversa
brutalement. « Qu’est-ce qui… Mais, mais, que faites-vous donc ? Asseyezvous
! Mais je ne voulais pas vous froisser ! Ne faites pas ça, non ! Ces
livres ne sont pas à manger ! Pourquoi les retirez-vous du rayon ? Mais je
vous interd… Vous n’êtes pas chez vous, merde ! » La forme immense
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semblait chercher un livre en particulier. Elle saccageait au passage tout le
beau désordre établi et organisé depuis des lustres par notre ami libraire
rouge de colère. « Non ! Je n’ai plus faim ! Non ! je vous dis ! Non !
Inutile ! Inut… Mais ! Qu’est-ce qu… Pas ça ! Surtout pas ça ! » La forme
semblait avoir trouvé ce qu’elle cherchait. Elle s’était arrêtée devant une
colonne bancale et avait saisi un ouvrage coincé entre deux énormes
dictionnaires, des livres qui n’avaient jamais trouvé acquéreur,
apparemment, et qui étaient abandonnés là dans une douce solitude. Le
libraire reconnut la couleur passée de la première de couverture. On y voyait
une gamine aux joues rondes poursuivant un lapin blanc prêt à sauter dans
un terrier. Ce livre appartenait à une petite fille qu’il avait bien connue et
qui avait disparu elle aussi dans un terrier miné. Il l’avait lu maintes fois,
mais ne s’était jamais résolu à l’avaler. Ce livre était le seul lien tangible qui
ancrait ses souvenirs à la réalité quotidienne. Le manger équivalait à les
détruire, lui, le bouquin, son passé et son avenir. Le libraire sentit son sang
se figer dans ses veines. Toute sa vie, il avait eu cette étrange impression
d’incarner une sorte de Mathusalem moderne… Chaque jour, il renonçait à
quelques grammes de pesanteur, prenait du leste un peu plus chaque jour…
mais gardait ce livre contre son cœur, doux et chaud comme un baiser
d’enfant, ce livre qui seul le maintenait en vie. « Non, pas celui-là ! S’il vous
plaît ! J’ai horreur de cette histoire ! Ne me faites pas avaler ça ! Laissezmoi
! Non ! Je… Pff… (il crache les papiers enfournés de force dans sa
bouche grande ouverte) Je n’en veux pas… C’est du gâchis, allez-vous-en !
Partez de chez moi ! Ce n’est pas mon heure, pas encore ! Non ! Vous me
faites mal ! Je ne veux pas ! J’é’ouffe ! A’êtez… a’ê’ez, s’y ’ous plaît,
aaaaaa… »
Délicatement, les bobèches reçurent les dernières gouttes de bougies
fondues. La lumière devint ténue, puis imperceptible, bientôt sans vie. Et
plongés dans le noir absolu, seuls les yeux catadioptres du chat souriaient en
silence…
© 2006 Sandra Champagne-Ilas
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