Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
orlando de rudder
orlando de rudder
Publicité
Archives
12 mars 2006

Le Bibliopathe ou le dévoreur de livres

Par Sangra Champagne -Ilas Quatrième livraison Après ça, les mots crus, qui côtoyaient régulièrement la vulgarité, ne lui firent plus jamais peur. Il en avait fait son vocabulaire de base, son lexique indispensable. Beaucoup de personnes, les femmes surtout, malgré leurs façons maniérées, s’en amusaient grandement, d’autres s’en offusquaient et poussaient des cris de paons au moindre son impur. Le libraire n’en avait cure. La seule femme qu’il ait jamais adorée de toute sa vie avait malheureusement été faite prisonnière trop tôt, prise dans les filets d’un très vilain et très triste sire, une espèce de nain ulcéreux aux omoplates poilues et aux yeux bridés sorti tout droit d’un bouquin de Tolkien. L’imaginer dans les bras de cette créature immonde l’avait répugné plus que tout. Néanmoins, c’était plus fort que lui, il aimait cette femme, il la respectait, il se sentait libre avec elle. Elle lui rappelait Anasthasia, l’énigme de son enfance. Elle était totalement différente des autres. « L’amour, disait-elle, se trouve partout excepté dans le cœur des hommes, ça, c’est plus à prouver ! » Le libraire l’écoutait attentivement. Ces mots, ça lui rappelait des échos entendus très loin, des années en arrière. Alors, il s’acharna à lui démontrer le contraire. Elle avait réussi à l’apprivoiser, lui, l’animal sauvage, d’un coup de regard magique que seuls détiennent les équilibristes. Il voulait l’enlever, ils partiraient s’établir en Grèce. Il adorait la culture grecque, Platon, Socrate, toute cette belle philosophie qui rend l’homme meilleur. Ils rêvaient main dans la main d’une petite maison en pisé au milieu d’une forêt entourée de bâtards jaunes de toutes tailles. Elle sifflotait entre ses quenottes une sonate nouvelle que lui inspirait la grandeur de la nature environnante. Elle pouvait rester contemplative une heure durant face à un ginkgo biloba, comme ça, sans bouger, pantin de chair libérée de ses chaînes le temps de quelques douces rêveries. Elle était tout pour lui, à la fois femme sauvage et gamine sérieuse, cette pureté enfin retrouvée, grâce à elle. Il voulait devenir quelqu’un de bien, pour qu’elle fût fière de ce qu’il était réellement. De barbare qu’il croyait être, il avait le désir ardant d’intégrer la vraie et unique civilisation qui valût quelque chose à ses yeux : la Grèce. Et puis, il possédait de vagues réminiscences scolaires de cette langue qui sent si bon le basilic, la cardamome et les olives. Que demander de plus ? Malheureusement, ça ne s’est pas fait. Manque de volonté ? Manque de bol ? Destin putride. Son gardien de vie et de mort les surprit tous les deux, un jour, alors qu’ils se promenaient dans le jardin botanique. Main dans la main, ils observaient alors un groupe de jeunes enfants aux yeux ronds comme des balles de golf devant la majesté d’un séquoia, s’amusaient à faire semblant d’être parents, tendaient leurs bras pour attraper leurs canailles de gosses aussi turbulentes que de jeunes merles, les sermonnaient, Le Bibliopathe ou le Dévoreur de livres - 12 - essayaient d’être sérieux, en vain. Ils gloussaient de plaisir, se prenaient au jeu de leur théâtre. Ils parlaient au vide, un vide prometteur, ils causaient en direct à l’avenir, à une illusion désirée, leurs cœurs plus que jamais entrelacés de peur d’être séparés. Les passants les regardaient, un sourire figé au coin des lèvres, leurs enfants rigolaient, heureux de cette aubaine inespérée d’avoir enfin trouvé des adultes pas cons, des pas comme leurs géniteurs coincés qui leur servaient de chaperons. Quelques flamants roses et noirs, intrigués, relevèrent la tête, des paons stoppèrent net leurs « léon léon » aigrelets : qui donc osait léoner plus forts qu’eux ? Parmi les passants, il y en avait un qui ne souriait pas. Dès lors, le cœur du libraire tambourina jour et nuit, jour et nuit, jour et nuit, sur les murs osseux de sa mémoire, ces mots blancs de désolation : Gargouille voûtée, tes serres maléfiques ont emporté ma chère dulcinée dans tes profondes ténèbres, dans un lointain ailleurs, et, avec elle, monstre, tous mes fous espoirs de la retenir un jour contre mon cœur… Elle est donc partie, et de ce départ inopiné s’en suivit une série d’étapes dites de reconversion du parfait célibataire, parcours aussi triste que le Poco allegretto de la Troisième de Brahms, aussi enragée que le Dyers Eve de Metallica, à savoir, d’abord, ekcitacione, éboullicione, éyakoulacione, ensuite, konsternacione, aflikccione, désesperacione, enfin, résoloucione porque no soloucione… À partir de ce deuxième tournant important de sa vie, quand le parfum de cette femme sucrée se dilua de plus en plus dans les airs et de moins en moins dans ses rêves, il persista dans sa croyance obstinée en l’air du temps et refusa définitivement l’aide de Dieu. Et jamais plus l’idée du mariage ne l’effleura. Le libraire regarda sa montre. « Bientôt minuit. Pas la peine de rêver, il ne viendra plus. » Il grignotait un chapitre qui s’intitulait « Rien n’a d’importance ». Ses dents hachaient le style, sa langue noyait, assimilait le papier qui s’agglutinait et formait une boule pâteuse que le libraire avala d’un coup, comme un cachet, avec délectation. Qu’importe que je me tourmente, que je souffre ou que je pense ?(…) Pour être sincère, je devrais dire que je ne sais pas pourquoi je vis, ni pourquoi je ne cesse pas de vivre. (…) Ne ferais-je pas mieux d’enterrer mes larmes dans le sable au bord de la mer, dans une solitude absolue ? Il avait pensé au suicide. Plusieurs fois pour ne rien vous cacher. Boire de l’encre de chine et s’étouffer à l’instar du héros de Pillow Book ; le cyanure genre Madame Bovary ; la pendaison style Nerval ; la défenestration réinventée par Deleuze ; la noyade Le Bibliopathe ou le Dévoreur de livres - 13 - accommodée par Woolf et la belle Ophélie, pauvre victime de l’amour et de la tourmente des hommes ; le désespoir du Malade imaginaire crevant sur scène dans un tourbillon de paroles et d’incantations infernales, la bouche ponceau. Il avait imaginé toutes sortes de façons d’en finir une bonne fois pour toutes, certaines plus stupides que d’autres, si l’on considère qu’il existe des manières intelligentes de mourir. La réussite sociale et son calvaire suivant correspondaient à son côté masochiste et il pensait qu’il s’adapterait avec le temps. Or, cela n’a jamais été. Derrière son côté bourru, derrière ses sourires adaptés à chacun, coquins pour les dames (mmh…), sérieux pour les messieurs (ah ! ah !), de circonstance pour les relations mondaines (oh ! oh !), il n’avait jamais pu être. Et ce soir, c’était la goutte d’eau qui… Enfant – c’est vrai qu’il avait d’abord été un enfant – il se souvenait du petit carré de pelouse, chez sa grand-mère, chez mamita. Mamita, c’était la mama de sa mama, mais quelque part, dans son cœur, elle était surtout la sienne. C’est dans ce jardin, pas plus grand qu’un mouchoir de poche, que, gamin, il découvrit une flore pittoresque, des fougères que mamita affectionnait particulièrement aux pieds desquels poussaient des galets polis par le temps, une autre planète, une autre façon de voir les choses, de les appréhender. Les cosses desséchées du tilleul – il connaissait le nom exact, la racine de cet arbre, mais il préféra l’appeler « l’arbre doré », à cause du soleil qui réfléchissait la surface des feuilles de métal – renfermaient des petites graines et, malgré leur aspect extérieur qui ne payait vraiment pas de mine, lui, le bambino, du haut de ses cinq années de curiosité, était allé audelà de cet aspect premier et brut des choses. Il devinait que la Nature recelait au plus profond d’elle-même d’admirables secrets. Il avait ouvert la cosse. Celle-ci était tapissée de nacre. L’enfant en examina toutes les facettes, la fit tourner lentement entre son pouce et l’index. Elle était ondulée et les creux, nids de graines, rappelaient irrésistiblement le mouvement des vaguelettes au bord de la mer. L’intérieur de la cosse renvoyait les rayons du soleil, il les sublimait, et c’était lui, le petit garçon qui se trouvait jusqu’alors insignifiant, qui n’avait aucun copain avec qui jouer parce que frappé de trop d’intelligence et donc à part aux regards de ses petits camarades, c’était lui que Nature avait choisi pour servir de truchement précieux ; il était le catalyseur de cette beauté fascinante du Végétal et de l’odeur enivrante, salée, de la chaleur solaire. Le libraire ferma les yeux. Il pouvait de nouveau goûter cette odeur suave des herbes coupées, la fraîcheur liquide des galets, le bruit des tracteurs au loin dans les champs, des fragrances extraordinairement Le Bibliopathe ou le Dévoreur de livres - 14 - conservées : les goûters délicieux, les tartines beurrées fondantes avec de la banane écrasée, les gâteaux au mascarpone, chocolat et zeste d’agrumes, le sirop de grenadine qui lui faisait la langue rouge, le pelage un peu rêche du chien – comment s’appelait-il déjà ? Sa grand-mère avait eu quelques désaccords avec la gent féline et ne tolérait que les cabots, les oiseaux et les escargots sur son territoire – et puis le parfum de ses deux petites voisines, Bruna et Anasthasia, parfum de peau qui n’avait pas de saison. Tout était resté intact dans sa mémoire, les gens, la musique, ce « bruit qui pense », jouée par les oiseaux de là-bas, perchés dans l’unique arbre de grand-mère, l’arbre doré, un tilleul magnifique, l’allure un peu tristounette aux dires de certains adultes aveugles. Avec sa grand-mère, il allait souvent faire les courses. Elle traînait derrière elle son caddy écossais vide et de temps en temps, saisissait la main de son unique petit-fils. Elle lui parlait beaucoup et très vite. On aurait dit que c’était pour elle une question de vie ou de mort. « Jamais d’église le dimanche, mon petit, souviens-t’en, parce que Dieu est partout sauf dans les églises justement. C’est un simple endroit inventé par les humains, bien commode, disait-elle avec une grande ironie teintée d’amertume, pour cancaner sur la dernière tenue à grosses fleurs absolument scandaleuse de Mme Untel, ou pour, les yeux en biais, observer au microscope le grain de peau de la jolie Cassandre qui a bien poussé depuis l’été dernier. Le sale esprit partout, mon petit, il n’y a que cela qui intéresse ces cervelles desséchées à force de caqueter comme des poules dans un enclos, prospecter le détail croustillant, les sentiments intimes que chacun tente de garder pour soi. L’activité préférée de ces pèlerins du dimanche consiste à remanier à leur sauce ces secrets intérieurs, puis à étaler leur boue putride sur la place publique, versant là à foison de la confiture dans l’auge des porcs ! Souviens-toi bien de tout cela, mon petit, plus tard, tu comprendras tout ce que je viens de te dire. » Mamita détestait plus que tout cette folle tribu pétrie de jalousie et de rancœur, ces personnages qui haïssaient la vie. Elle avait dû en subir les frais très tôt. Lorsqu’elle évoquait l’hypocrisie des Hommes, elle parlait volontiers de pandémie depuis que le monde est monde, elle me disait : « tu comprendras mieux quand tu seras grand, mon poussin, mais que cela ne t’empêche pas d’observer tout ce qui se passe autour de toi ». Elle trouvait toujours les bons mots, des images incroyables et souvent drôles, la grand-mère (pas comme la mama qui s’engluait toujours dans les siens), des mots qui sentaient bon la douce lucidité. Le soir, souvent, ils écoutaient tous les deux les cloches de l’église. C’était l’heure des vêpres et l’on ne plaisantait pas avec ça dans le village. Les rues étaient subitement désertées. « Les hommes sont décidément des créatures Le Bibliopathe ou le Dévoreur de livres - 15 - bien étranges. Regarde, mon petit chat, ils vont s’enfermer entre quatre murs gelés alors que le soleil leur dit au revoir, là-bas, entre les montagnes. Si c’est pas malheureux… Regarde comme c’est beau, on dirait qu’elles rougissent. Écoute, tu entends le tintement des cloches dans le crépuscule ? Je les aime bien. Toi aussi on dirait, à voir tes jolies petites parenthèses qui encadrent ton mignon petit sourire ! (c’est comme ça que Mamita appelaient mes fossettes épanouies) Elles sont là-bas, tout en haut, elles saluent le soleil, mais pas les hommes, mon petit bonhomme, non, pas les hommes… » Pépé qu'il s’appelait le chien au pelage rêche. Heureux de constater que sa mémoire ne l’avait pas abandonné en si bon chemin. Qu’étaient donc devenues Anasthasia ? et Bruna ? Il avait toujours eu un petit faible pour la première, il n’avait jamais bien su pourquoi jusqu’au jour où il surprit une conversation d’adultes entre sa grand-mère et la voisine. Il apprit ainsi l’état de santé plus que précaire de sa petite copine et il comprit plus tard, beaucoup plus tard, que c’était à cause de son regard qu’il l’aimait, la gravité de ses yeux qui connaissaient d’instinct la vérité, parce que la nature ne cache jamais rien aux enfants. Sa mère ne lui avait rien dit, personne, pas même le médecin de famille, ne lui en avait fait part. Alors, maintenant qu’elle sentait son existence suspendue à un fil de soie aussi mince que celui d’une épeire, elle savait ce que ça voulait dire, vivre. Elle était bonne avec tout le monde, Anasthasia, surtout avec les animaux, elle saluait même les commères du village, leur offrait un sourire de pure innocence, un sourire que le petit garçon prenait par la main et qu’il emmenait dans les petits sentiers de terre afin qu’il respirât à son aise le bon air de la montagne, des pins et des fougères. Parfois, elle s’allongeait au pied d’un arbre, devenait très silencieuse, et ils étaient là, tous les deux, loin du reste du monde, main dans la main, les yeux suspendus aux cirrus, tentant vite de capturer dans les cieux les drôles de formes cotonneuses qui se métamorphosaient en de fabuleux animaux, vite, avant qu’ils ne s’effilochent à jamais. Le soir, ils se retrouvaient dans leur jardin respectif séparé par un mince grillage vert. Ils s’asseyaient en tailleur, mâchouillaient des brins d’herbe. Lui respirait les odeurs d’amande et de miel qu’exhalaient les cheveux d’Anasthasia encore humides après le bain. Elle arrachait les pétales blancs d’une pâquerette tout en égrenant des petits mots d’amour. « … passionnément, à la folie, pas du tout, je t’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout, je t’aime, un peu… mais, comment ça, un peu ! pfff ! et ça se croit intéressant, méchante fleur, ah, tu vas voir ! » Et en riant de bon cœur, elle la déchiquetait en faisant mine de la torturer. Pépé, inquiet de ces grondements faussement furieux, venait lui lécher le bout des doigts comme pour la Le Bibliopathe ou le Dévoreur de livres - 16 - consoler de cette vilaine farce, il y avait de la bave partout sur le grillage, ça faisait joli dans la lumière du soir tombant. Anasthasia aimait particulièrement cette clarté étrange et nacrée. Elle disait que c’étaient les anges qui émiettaient de tout là-haut de la poudre d’étoiles et que celle-ci, en tombant, s’accrochait aux toiles d’araignées, s’agglutinait dans les traînées d’escargots, de la poudre mystérieuse afin que les anges puissent retrouver leur chemin s’ils venaient à tomber malencontreusement du ciel. C’est à ces moments-là, au-delà de leurs jeux d’enfants, qu’elle regardait le petit garçon plus gravement, les mots au bout des yeux, prêts à déborder tant ils se bousculaient, mais ceux-ci ne franchissaient jamais le seuil de la paupière. Elle aurait voulu se confier, mais il était son meilleur ami. Elle n’aurait voulu pour rien au monde qu’il se fît du souci pour elle, à cause d’elle, alors, elle se taisait, elle lui dirait plus tard, ce n’était pas si urgent après tout. Le chien, Pépé, sa grand-mère et puis Anasthasia, Anasthasia devenue avec le temps l’enfant qu’il n’avait jamais eu, petit ange tombé du ciel qui a fini par retrouver son chemin, juste avant que le glas noir ne sonne quatre heures du matin… Toute sa vie, le libraire avait eu cette étrange impression d’incarner une sorte de Mathusalem moderne, impression qu’il avait vu se déployer sous ses yeux incrédules des centaines et des centaines d’années, l’existence mécanique de milliers de gens, et maintenant, se trouvait l’âme emplie d’une indicible tristesse. C’était plus fort que lui, ça le rattrapait toujours, une mélancolie qui étreignait les anneaux de son gosier et qui engendrait un nid de spasmes grouillants et incontrôlables au sein de ses entrailles… Ses souvenirs, il les avait vécus aujourd’hui encore, et les revivrait tous les jours, de plus en plus fort, de plus en plus distinctement. Il s’immergera tout à fait dans la douceur du passé, coulera dans ce bain de vapeur, chaud et relaxant, plongera en eux de plus en plus loin, au plus profond des sensations, des odeurs, des échos, au cœur d’un infini tourbillon connu de lui seul, et eux ne se détacheront jamais de sa vie, parce que ce n’étaient qu’eux, ses souvenirs, qui l’emplissaient jusqu’alors, il le savait. Chaque matin lui rappelait de faire un peu plus le deuil de son existence d’être humain. Chaque jour, il renonçait à quelques grammes de pesanteur, prenait du leste un peu plus chaque jour… Une béance. Un renoncement. Il s’accrochait aux fantômes de sa vie, sa vie entourée de livres morts et d’êtres absents, toujours endormis… On tapa à la porte. Un seul coup, lourd et précis. Son esprit pensa immédiatement à une visite impromptue du shérif Khronos. « Quel imbécile Le Bibliopathe ou le Dévoreur de livres - 17 - je fais », marmonna-t-il sans trop y croire, cependant. Sa voix traînait derrière elle des souvenirs trop précis, sans cesse refoulés. Une terre jamais en jachère. Le soc de son esprit labourait, labourait sans cesse, sans rien semer cependant si ce n’est de l’amertume, du chagrin, quelque chose que le temps avait fini par déposer comme une vilaine couche de lassitude. Et la récolte devenait à chaque saison de plus en plus acide. Il lui semblait avoir pris dix ans en une heure. Il se sentait singulièrement las, usé, fourbu, l’esprit lessivé, toute dignité envolée. Le temps, tendu comme un élastique, lui avait encore joué un sale coup et il s’était pris les pieds dedans, comme un parfait idiot qu’il était. Et si c’était bel et bien le shérif Khronos qui se tenait droit dans ses bottes avec des éperons aussi scintillants que le disque solaire, là, derrière la porte. Hein, et si c’était lui… tu en ferais une tête ! Le libraire renifla bruyamment, histoire de faire du bruit et de chasser cette idée de cow-boy venu du fin fond de son esprit. « Hum, tout ça, c’est rien que des conneries. » On tapa de nouveau. Le coup avait été plus rapide. Plus sec aussi. Au nom de la loi, je vous arrête ! Le libraire reprit un air enjoué et sarcastique. « Il n’y a pas plus de shérif derrière cette porte que de melons poussant sur la banquise. » - Ah ! Enfin, il était temps ! Entrez, je vous attendais justement. On poussa la porte. Pas de chapeau de cow-boy se profilant dans la semi-obscurité, pas de bruit métallique au niveau de la cheville, pas de hennissement perceptible dehors (le canasson était resté bien tranquillement dans son corral à siroter un jus de foin distillé fait maison). - Dites, vous avez vu l’heure ? Vous êtes en retard mon vieux, et pas que d’un chouia. Remarquez, cela n’a plus grande importance. C'est que j’ai de quoi me restaurer pour pas mal de temps encore. Excusez-moi si je ne vous parais pas dans mon état normal, c’est que Cioran me fait toujours cet effet-là, mais ne restez pas debout, allons ! Ne faites pas le timide, asseyezvous donc. Mais la silhouette demeura debout, sourde à l’invitation. - Ne me forcez pas à vous prier, j’ai une sainte horreur de cette espèce de personne qui n’attend de ma part que courbettes, salamalecs et cervelle enrobée de tulle rose. On vous aura dans ce cas bien mal renseigné à mon sujet. Passez votre chemin si tel est le cas. Je ne vous retiens pas. Dehors ! La forme n’obéit pas davantage. Le libraire pensa alors qu’il avait peut-être affaire à un spectre, à la statue du Commandeur sorti tout droit de Dom Juan. Mais il n’était pas Dom Juan. À peine un Sganarelle de foire… « Bien, comme il vous plaira… Si ça vous chante d’avoir des fourmis dans les orteils… » Sa voix se radoucit. « Vous savez, je vous attendais depuis un sacré bout de temps, depuis des années je crois bien. Un vrai critique, un vrai journaliste, avec de vraies et bonnes questions qui vont droit au but, un pur régal ! Mais qu’est-ce que vous foutiez quand je vous appelais désespérément ? Vous ne m’entendiez pas ? Ce n’était pas encore mon heure, hein ? Ah ! ah ! Ça va, j’ai compris. Pas de sermon, hein, inutile de répondre. Je sais ce que vous allez me rétorquer. Belle librairie que vous tenez là, très en vue par les snobinards, les emperruqués du dimanche et les étudiants désœuvrés, beaux bouquins pour lecteurs intelligents et amateurs d’art, mais le service laisse à désirer. Il n’a pas besoin de molosse pour faire fuir le client, hein, le libraire… Cet homme étrange accumule à lui tout seul toutes les qualités d’un croisé doberman-rottweiller-goebbels, si, si, inutile de me défendre, c’est ce qu’elle pense, la vox populi, celle contre laquelle on ne peut rien. Celle-là, même quand elle se tait, ses décibels vous rentrent dans les oreilles et vous explosent les tympans. Et voilà ce qu’elle gueule tout bas, la vox de mes deux : cet homme est un vrai cerbère, des yeux comme des stylets, Barbe-bleue, à côté, c’est sœur Teresa, sa boutique, c’est un vrai lit de Procuste, ce barbare ne parle pas – il en est bien incapable –, il aboie, il grogne, il renâcle, et en plus, il a plus de dents qu’un piranha et Julia Roberts réunis. O.K., je sais tout ça, ma très haute réputation, l’estime que les gens me porte… Je sais tout ça… Mais eux ne savent rien de moi. Rien, que dalle ! Ils ne se doutent pas que j’ai la bile coincée dans le corps depuis des années, quelque part, là, entre le canal cholédoque et le duodénum, comme un niveau à bulle organique super sophistiqué, alors, je n’en ai rien à secouer de ce que peuvent penser les gens avec leur sale air de jésuite ! C’est faux, entièrement faux, tu n’en penses pas un mot, et tu le sais, espèce de chimpanzé… La librairie plongeait de plus en plus dans l’obscurité. Seules des ombres fantomatiques projetées par la lumière ocre des bougies dansaient sur les murs, petits lutins farceurs dansant un menuet endiablé pour s’étioler soudainement dans le vide. - Très jolie votre pelisse. Si l’on n’a jamais pris la peine de vous le dire, sachez que le noir vous sied à merveille. Si, si, je ne plaisante pas. Ça vous donne un petit air dandy. Les femmes raffolent de tout ça, je veux parler des apparences. La plupart d’entre elles sont en quête perpétuelle d’une lumière qui n’existe pas, sauf peut-être derrière la face cachée d’un miroir sans tain. Elles entretiennent à la perfection cette culture de l’illusoire comme les mondains entretiennent l’illusion d’une culture qu’ils n’ont aucun moyen d’acquérir et de maîtriser. Les femmes adorent ce côté obscur du mâle qui sommeille en vous et qui les rend aussi furieuses que des veuves noires en rut. Si, si, très chouette votre costume, très chouette… Tout en parlant, le libraire mâchonnait un autre chapitre de Cioran, « La Désertion du Christ ». Il prenait un malin plaisir à prendre son temps, même si son pied gauche ne cessait de battre dans le vide une mesure imaginaire. Il mettait à l’épreuve son invité-mystère. Celui-ci finirait bien par se lasser. Rester toujours debout, toujours droit est folie. Il faut bien ployer à un moment donné, s’abandonner, abdiquer, et s’asseoir. Mais l’ombre ne semblait pas vouloir se détacher de l’ombre, comme si elles ne faisaient qu’une, finalement. Peut-être n’y a-t-il personne dans cette pièce, après tout ? Ce qui se passe, c’est que les petits bonhommes tout vêtus de blanc – PIN PON PIN PON – ne vont plus tarder à faire leur apparition. Mais point de blanc dans le noir. Que du noir dans le noir, pour l’instant, pensait le libraire, amusé ou agacé, il ne savait plus bien… Peut-être ai-je échoué dans une peinture de Soulages… Peut-être vais-je m’y noyer ? Voilà qui me ferait du bien. Le noir me réconforte plus qu’aucune autre couleur ne pourrait le faire. Quoique le jaune n’est pas mal non plus, ce jaune lumineux si particulier qu’irradient les tournesols de Van Gogh piqué au soleil un jour d’été… En se remémorant cette peinture, il sentit un violent picotement le démanger au niveau des glandes lacrymales. C’était la peinture préférée d’Alice. Il regarda de nouveau la silhouette silencieuse, histoire de penser à autre chose et de divertir ses tristes pensées. - Mais, vous, dites-moi, croyez-vous, au mythe de Faust, Méphisto et tout le bazar ? Écoutez un peu ce que ma bouche a à vous dire : Qui ne pactise pas avec le diable n’a aucune raison de vivre, car le diable exprime symboliquement la vie mieux que Dieu lui-même. Belles paroles. Pas de doute, Cioran savait s’exprimer. Du savoir, de la saveur plein la bouche. Pas mal pour un Roumain. Moi non, pour tout vous dire, je n’y ai jamais cru. J’ai pourtant été maintes fois tenté, mais si l’on est un tantinet sérieux, on sait d’instinct que ce ne sont que des histoires pour enfants, n’est-ce pas ? et je ne suis plus un enfant.
Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité