11 mars 2006
Le bibliopathe ou le dévoreur de livres
de
Sandra Champagne-Ilas
(troisième livraison)
La seule compagnie que le libraire pouvait encore tolérer, c’était son
chat bâtard : moitié abyssin, moitié chat de gouttière, robe aile de corbeau
freux, yeux sombres couleur puits dont la margelle nacrée envoûte et au
fond duquel scintille l’étincelle humide du regard félin, fin comme une flûte,
puissant comme un roseau, gestes impeccables de mesure, démarche de
sphinx, omoplates saillantes encadrant sa petite tête pointue, parfaite
mécanique. Il s’appelait Belly, ce qui signifie ventre dans la langue de Mac
Beth. C’est que cet animal appréciait énormément le goût inimitable du
papier. Il avait développé ce sens particulier auprès de son maître. Le grain
extra-fin de la collection La Pléiade demeurait son préféré et faisait vriller
ses papilles d’extase. De ses petites dents fines et tranchantes, Belly avait
réussi à mâchonner l’intégrale de Molière, tomes I et II compris. Une bonne
semaine avait suffi à ingurgiter Argan, Harpagon, Orgon, Tartuffe,
Arnolphe, Monsieur Jourdain, Philaminte et tous les autres maniaques.
Sacré Belly qui avait des goûts d’aristocrate et, l’estomac aussi délicat que
celui d’une précieuse, ne supportait guère le goût d’ammoniaque de
certaines éditions. Comme le libraire le comprenait…
Dehors, il faisait maintenant carrément nuit noire. Le libraire fit
craquer une allumette. Instantanément ses narines s’élargirent comme des
fleurs carnivores prêtes à capturer l’odeur de soufre qui en émanait. Il brûla
ensuite la mèche d’une bougie neuve et au moyen de celle-ci, en réanima de
plus anciennes disséminées un peu partout dans la librairie. Puis, il retourna
la petite pancarte jaune pâle accrochée à la porte vitrée : fermé !
- Mais qu’est-ce qu’il fabrique, ce critique de mes deux ? Aucun
respect décidément.
La trotteuse, elle, continuait sa musique de métronome, infernale de
régularité. Alors, histoire de calmer sa vive impatience, le libraire laissa sa
mémoire flâner à sa guise entre les petits feux follets qui ondoyaient comme
de minuscules serpents entre les livres. Assis dans son fauteuil profond qui
sentait bon le vieux cuir, il se souvint de sa première rencontre avec une
journaliste. Elle était anglaise, se faisait appeler Miss Myrtle, assez jolie
malgré ses dents un peu en avant f… f… fa… façon Bugs Bunny, taille
moyenne, les cheveux paille, un tailleur strict bleu marine bordé d’un liseré
pourpre, des lunettes en demi-cercle qui donnent d’habitude cet air
renfrogné de vieille institutrice, mais qui pourtant ici rehaussaient un
charme indéfinissable. Dès qu’il la vit, il eut envie de lui faire l’amour, là,
parmi les ouvrages qu’il avait reçus le matin même et qu’il devait classer au
plus vite. En fait, non, « faire l’amour », expression par trop fleur bleue
dissimulant un vrai souci de rendement, est aussi insupportable à entendre
que l’expression culpabilisante « faire son deuil » ou que l’expression
surréaliste « faire son âge ». Notre bonne vieille société occidentale se
soucie plus du « faire » que de l’ « être », c’est comme ça. Plus facile de se
faire quelqu’un que d’être quelqu’un, non ? Alors, dès qu’il la vit, il eut
l’envie subite de lui mettre son petit Jésus rose d’émotion dans la crèche, de
lui jouer la combrecelle sur une page de Gargantua en ahanant son plaisir :
HAN HAN (…) Car, disoit Gargantua, la plus vraie perte de temps qu’il
sceust, estoit de HAN HAN compter les heures. Quel bien en vient il ? et
HAN HAN la plus grande resverie du monde estoit soy gouverner au son
d’une cloche, et non HAN HAN au dicté de bon sens et entendement (…)*,
envie de la besogner dur, de la harponner sauvagement, de lui faire coulisser
l’andouillette dans le cresson… Saperlipopette, qui osera dire que la langue
de Rabelais est cuite ? Et elle lui posa des questions étudiées la veille sans
doute de longues heures durant. C’était son premier papier dans un journal
littéraire et elle se donnait à cet exercice de manière fort scolaire, le verbe
engoncé, la syntaxe rigide, le vocabulaire académique, bref, rien de bien
excitant. En fait, elle avait tout d’une pauvre étudiante rapetissée face aux
attentes absurdes d’un jury de concours proclamé omniscient par la
Présidente Athéna elle-même, jury composé essentiellement d’esbroufeurs
inertes prônant derrière leurs lunettes grasses le conformisme intellectuel
radical des textes littéraires. Avec eux, aucune liberté d’expression possible,
aucune parole sensée et critique d’elle-même. Non. Que des paroles
gratuites. Ils écoutent la musique de la poésie comme des médecins
prennent le pouls d’un mort et qui s’exclament : « Que diable, la vie palpite
encore dans ce corps roidi ! ». Expliquez donc, mademoiselle, parlez,
* « Car, disait Gargantua, la plus vraie perte de temps est celle de compter les heures.
Qu'est-ce que cela apporte ? La plus grande sottise du monde est de laisser une cloche
guider notre vie, au lieu de guider notre temps selon le bon sens et la raison. » (Chapitre
LII)
développez le sens, ne confondez pas genre et ton d’un texte, devinez ce que
l’on voudrait vous entendre dire, et ne prenez pas cet air de Jeanne d’Arc
remontée à bloc, votre note-plancher risquerait d’en prendre un sérieux
coup, corsetez votre explication, mademoiselle, corsetez ! Il vous reste deux
minutes pour conclure cette oraison funèbre de Bossuet… Comme si Goethe
pouvait être assaisonné avec leur sale vinaigrette périmée, Nerval saupoudré
de leur vilaine misère structurelle, Baudelaire cuisiné avec l’inanité de leur
existence professionnelle, Proust tronçonné comme un vulgaire salami,
comme si le style se goûtait en tranches chez ces animaux-là ! Et le libraire
avait pensé : merde, elle me prend pour un de ces bateleurs décérébrés qui
débilitent la saine ambiance des facs et désagrègent la sainte réflexion dans
les classes préparatoires. Va falloir que je te remette dans le bon chemin,
ma toute belle !
Elle prenait tout son temps, la petiote, détachait ses syllabes
enrobées d’un horripilant et synthétique accent parisien appris dans une de
ces méthodes Assimil, accent qui commençait à ébranler sérieusement le
libraire. Elle devait avoir dans les vingt, vingt-deux ans, grand maximum,
lui arborait à cette époque une trentaine rondelette. Il regardait ses lèvres
carmin ornées d’un sombre grain de beauté, ses yeux bleus délavés par trop
de larmes adolescentes, soulignés d’un trait noir et épais qui trahissait la
jeune femme, sentait l’apprentissage, le début d’une longue expérience,
celle de la séduction. Il revenait sur sa bouche triangulaire, petit clam perdu
dans l’immensité de l’océan, à peine entrouverte, reprenait lentement le
chemin vers ses yeux via des narines recroquevillées sur le cartilage, une
interview en apnée… Mais ce qui le fascina bien vite, ce fut son 95 D qui
semblait bientôt craquer sous la fine toile de son tailleur. Il ne vit bientôt
plus que ça, ses obus magnifiques saillir comme des volcans d’Auvergne. Il
ne répondait plus que de manière fort allusive à ses questions affligeantes et
délicieuses de banalité. La librairie était devenue très sombre. Seul un
candélabre dépoli éclairait doucement les cheveux fins de la journaliste et
laissait des reflets moirés s’accrocher dans la barbe naissante du libraire. Et
ses yeux ne voyaient plus que ça, cette protubérance énorme qui semblait
comme une bête endormie sous une étoffe trop fine. Elle s’était arrêtée de
parler, elle le regardait maintenant. Il fixa l’une des neuf pendules qui
ornaient les murs de briques. Une vague irrépressible de désir l’envahit
soudain. Il avait envie d’elle, de fouiller son antre humide avec son missile,
vite, de voir ses seins tressauter à chacun de ses assauts. Cette image fébrile
paracheva le processus d’érection qui était déjà à cet instant-là à un stade
des plus avancés. Cela faisait sept mois que sa main n’enserrait plus qu’une
seule peau, la sienne. Il triturait son calibre tous les soirs, machinalement. Il
avait trouvé dans la branlette un palliatif, en attendant l’amour comme
remède. Mais là, à côté de ce qu’il ressentait au plus profond de ses tripes, le
Vésuve en éruption n’était qu’un putain de frigo géant ! Il lui proposa alors
de lui faire visiter son atelier, l’hôpital des livres en détresse – ça la fit rire,
cette image –, alors, il agrippa ses hanches bien pleines, la souleva sur sa
petite table en acajou qui en avait vu d’autres – un peu de colle tacha sa jupe
– et il la culbuta allegro furioso comme Reth Butler avait dû se farcir les
jupons de Scarlett, cette chipie maniérée battante et bandante au possible
avec son sempiternel et émouvant « demain sera un autre jour ».
C’était la deuxième fois qu’il levait une fille comme ça. Il s’était vite
rendu compte que les filles faciles se ramassaient à la pelle, dans les rues,
dans les cafés, dans les colloques, dans les salons, dans les vernissages, dans
les cocktails de tout genre. Le mieux, c’étaient les cocktails, parce que des
femmes riches et désœuvrées, abandonnées par leur mari folâââtre, y
venaient dans l’espoir fou de se faire sauter le capuchon par un bellâââtre au
moins une fois avant de fêter la quarantaine. Cynique, but true. La première
fois, c’était étrange ; il ne lui avait même pas demandé son prénom ; ils
avaient fait l’amour au Père-Lachaise, un hôtel un peu particulier où les
hôtes n’ont plus vraiment l’opportunité de forniquer. C’était pour venger
tous ces morts, et il avait joui entre deux sépultures en écoutant un piaf non
loin de là pépier un petit air mélancolique. Et elle est partie. Peut-être
venait-il de baiser la Mort ? Il aurait voulu qu’il en fût ainsi. Il l’avait revue,
un jour, au Musée Picasso. Elle tenait quelqu’un par la main. Visiblement,
elle s’ennuyait ferme. Il les avait suivis, il l’observait, il la trouvait
insignifiante, presque laide maintenant, la plaignant intérieurement de sa
cruelle déchéance, de son faire semblant d’être heureuse et, dégoûté des
autres, et un peu de lui-même au fond, il rentra chez lui caresser son ami
Belly qui était en train de digérer L’Avare.
- Et l’autre qui n’est toujours pas là, bon sang de bonsoir, vont tous
me rendre dingue…
Il étendit sa main vers le panier magique, joua doucement du pouce
et de l’index avec le mamelon du couvercle et en retira de minces feuillets.
Il n’y avait pas que de gros volumes, et il lui fallait quelque chose de léger à
se mettre sous la dent. Sur les cimes du désespoir convenait parfaitement
pour un apéritif. Arrière-goût âcre, les mots de Cioran chatouillaient sa
gorge comme des olives noires à la grecque.
Du plus loin qu’il pût aller dans ses souvenirs non transformés par la
mélancolie et la nostalgie, il avait toujours apprécié les mots crus. Les mots
cuits, voire brûlés le rendaient amer. Son enfance avait été entrelardée
d’hypocrisie et de non-dits. Il fallait toujours bien parler, genre « b’jour
m’dame, merci m’dame, au r’voir m’dame ». La première fois qu’il s’était
permis de sortir un juron (il devait avoir dans les sept ans), sa mère, parfaite
icône de la tradition Mama and Co., fit une crise d’hystérie terrible, se prit
la tête dans les mains en hurlant dans toute la maison « quel malheur, quel
malheur ! » et pleura à gros bouillons. Elle s’était rendu compte qu’elle
avait pondu un gamin hors normes, un extra-terrestre, une calamité venue
des profondeurs de l’espace qui lui mènerait la vie dure. Elle pensait à la
voisine et à son petit Vittorio, à peine plus âgé que son fils, tellement plus
sage et drôlement bien élevé avec ça. Jamais un mot plus haut que l’autre,
un index toujours sur la bouche, l’autre sur la couture du pantalon, une vraie
statue de plâtre qui deviendra quelques années plus tard diplômé-guichetier
passant ses journées à récolter dignement les feuilles d’impôts de ses
congénères et ses soirées à écouter seul et en boucle Shine on your crazy
diamond. Paraît qu’il n’y a pas de sots métiers. Cet aphorisme à la noix est
totalement faux. Préposé aux impôts est un boulot sans grand avenir, ingrat,
vide d’intérêt. En un mot : minable. Toujours est-il que la mama pensait à sa
propre défaite. Bon sang, qu’est-ce qui clochait chez son rejeton ? Sûr que
ce môme est le vrai portrait de son père. Des défauts pareils, ça ne vient pas
de son côté, impossible, mais de l’autre, la belle-famille, le côté gauche. Et
ce fut à partir de cet instant crucial que le petit garçon d’alors comprit
soudainement l’extraordinaire force de vie et de destruction des mots et,
bien plus, du registre de langue avec lequel on décide de les employer. Cette
révélation inattendue, c’était comme une bénédiction inespérée, une cerise
éclatante sur un tiramisu raplapla, sa vie… Cependant, il se promit
intérieurement de ne plus jamais abuser de cette force, de ne plus jamais
prononcer une vulgarité, et cela, jusqu’à sa majorité prochaine. Alors, le
jour de ses vingt et un ans, le jeune homme qu’il était devenu, se planta droit
en face de sa mère. Il lui dit qu’il était décidé à partir, qu’il devait partir. Il
avait dégoté un boulot de correcteur dans une maison d’éditions, en France.
La mama ne répondit rien. Alors, en saisissant sa valise, il lui lança ces
quelques mots en guise d’adieu : « je te dis, merde, mama, pour les jours et
les années à venir », un juron plein d’aplomb et d’une tranquille honnêteté.
Elle l’avait fixé. Quelque chose avait radicalement changé en elle, lueur
différente derrière son regard. Elle baissa aussitôt la tête comme si elle avait
reçu une baffe magistrale, et elle murmura ces mots fantastiques de
réflexion : « Merde à toi aussi, mon fils. » Elle avait compris, la mama. Il
sourit, lui prit tendrement la main, la pressa contre sa joue mal rasée, tourna
les talons et ne la revit plus jamais.
(à suivre)...
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