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orlando de rudder
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18 janvier 2006

LAurent Tailhade, petit bréviaire, dernière livraison

Louis XIV, dans les divertissements de Molière, dans les tableaux de Lebrun et les hauts-reliefs de la porte Saint-Martin, c’est Apollon, c’est Hercule, c’est Neptune ; dans la mécanique de ses repas, c’est un goinfre qui s’empiffre d’œufs durs et demande à Fagon, à Vallot, à la Faculté entière de combattre la bile noire et les humeurs peccantes, résultat de cette alimentation gigantesque. Il aime les belles mangeuses, non pas celles qui grignotent délicatement, celles au contraire, dit Saint-Simon, qui mangent à crever. Ces crevailles sont un rite de la Monarchie absolue. Quand il voyage, Louis XIV emporte dans son carrosse un en-cas plantureux dont il gave les duchesses. Mme de Chaulnes en retira quelques désagréments sur lesquels, Saint-Simon, a, avec un beau sans-gêne de grand seigneur, étranger à notre hypocrisie verbale, a fourni les détails les plus circonstanciés. Le poulet rôti que l’on servait au roi dans sa chambre à coucher, en prévision d’une fringale nocturne, lui servit à faire à Molière une politesse dont la mémoire décore tous les esprits peu coutumiers des lectures historiques. La famille, les favoris de Louis XIV suivaient un si glorieux exemple. Ce n’étaient que mangeailles, festins et médianoches. Mme de Montespan buvait du rosolio à plein verre. Les princesses, de liqueurs fortes et de vins généreux s’enivraient, puis envoyaient chercher au corps de garde les pipes des suisses et fumaient là-dedans du tabac de lansquenet. La tradition continue avec Philippe d’Orléans, dont l’amour paternel se manifeste en gorgeant de vins et de spiritueux la duchesse de Berri. Philippe d’Orléans, dont Mme de Parabère, « ce petit corbeau noir », ainsi que dit Madame, achève la conquête en portant le vin comme un fort de la halle ou comme un buveur de profession. Pour secouer le morne ennui de l’Escurial, Marie-Louise d’Orléans, fille de Mme Henriette, femme de Charles II, mangeait souvent et beaucoup, « avec dit Paul de Saint-Victor le plaisir animal qu’apportent à leurs repas les créatures solitaires. Aussi prenait-elle un embonpoint turc, l’embonpoint d’une sultane enfermée dans les « salles basses d’un harem. » « La reine d’Espagne, écrit M. de Villars, est engraissée au point que, pour peu qu’elle augmente, son visage sera rond. Sa gorge, au pied de la lettre, est déjà trop grosse, quoiqu’elle soit une des plus belles que j’aie jamais vues. Elle dort à l’ordinaire dix à douze heures ; elle mange quatre fois le jour de la viande ; il est vrai que son déjeuner et sa collation sont ses meilleurs repas. Il y a toujours à sa collation un chapon bouilli sur un potage et un chapon rôti. » Vers la fin de la monarchie, les plus jeunes filles elles-mêmes ne rêvaient que soupers. Les filles de France avaient dans leurs armoires des jambons, des daubes, des mortadelles, du vin d’Espagne ; elles s’enfermaient souvent à toutes heures pour manger. Trente-cinq ans après la mort de Louis XIV, elles veulent avoir leur petit souper dans leur cabinet comme le Roi Bien-Aimé, elles s’y crèvent de viande et de vin, toujours comme le roi, et se plaignent comme lui de continuelles indigestions. Plus tard, elles empruntent de l’argent pour se procurer des friandises. C’est l’époque chère entre toutes au moderne bourgeois du style pompadour, des petits vers, des allures chantournées, des tableaux de Fragonard, des chansons libidineuses et des rimes insuffisantes, où les belles dames poudrent leurs cheveux, allument d’un soupçon de rouge leurs yeux tour à tour effrontés et mourants, portent à leurs oreilles les plus belles pierres, sur leurs paniers les plus riches étoffes et négligent avec une aristocratique désinvolture l’usage des ablutions, époque galante des pots à fards, des billets doux et des toilettes en dentelles, mais à qui les salles de bains font absolument défaut. La cuisine participe au bel air qu’ont pris les choses. Elle invente pour ses préparations les plus ordinaires, des noms savoureux et légers. Quels jolis substantifs et combien substantiels ; profiteroles, croque-en-bouche, fricandeau, gibelotte, le riz à la financière et le potage velouté ! Elle fricasse des galantines ; elle jette des vol-au-vent par-dessus les moulins. Louis XV fait bouillir son café ; le vainqueur de Mahon bat une sauce à l’huile, tandis que les gardes françaises chantent vêpres aux Porcherons et que la noblesse -seigneurs et gentilshommes - s’encanaille à Ramponneau. La gloutonnerie des Bourbons éclate chez Louis XVI d’un manière intempestive. À aucune époque de sa vie, le pauvre homme ne sut modérer ni contenir son appétit. Quand il se fut déterminé à quitter les Tuileries, le 21 août 1791, il se détourna de son itinéraire pour déjeuner à Etoges, chez son premier valet de chambre, M. de Chamilly. Quand il entra dans Varennes, les troupes du marquis de Bouillé étaient parties depuis deux heures, mais le postillon Drouet et ses hommes l’attendaient. A peine de retour aux Tuileries, il soupa, dévora un poulet comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé. Il mangeait salement ; et Buffon, ayant assisté une fois à son grand couvert, laissa échapper un mot qui n’est pas du style soutenu, devant les sangliers domestiques élevés par le Jardin des plantes : « Eh bien, le roi, dit-il, mange comme ces animaux-là ! » Mais revenons au temps du Roi Soleil. La bourgeoisie opulente et vaniteuse prenait modèle sur la Cour ; tant pour la délicatesse que pour l’abondance, la table des gens de robe ou de négoce égalait celle du roi et des seigneurs. Molière nous a donné le menu d’un repas de gala offert par un marchand drapier, infatué de noblesse à une femme de qualité. « Je demeure d’accord avec lui que le repas n’est pas digne de vous. « Comme c’est moi qui l’ai ordonné, et que je n’ai pas, sur cette matière, les clartés de nos amis, vous n’avez pas ici un repas fort savant. Vous y trouverez des incongruités de bonne chère et des barbarismes de bon goût. Si Damis s’en était mêlé, tout serait dans les règles ; il y aurait partout de l’élégance et de l’érudition. Il ne manquerait pas de tout exagérer, lui-même, toutes les pièces du repas qu’il vous donnerait et de vous faire tomber d’accord de sa haute capacité dans la science des bons morceaux, de vous parler d’un pain de rive, à biseau doré, relevé de croûte partout, croquant tendrement sous la dent ; d’un vin à sève veloutée, armé d’un vert qui n’est point trop commandant ; d’un carré de mouton gourmandé de persil ; d’une longe de veau de rivière, longue comme cela, blanche délicate, et qui, sous les dents, est une vraie pâte d’amande ; de perdrix relevées d’un fumet surprenant ; et pour son opéra, d’une soupe à bouillon perlé, soutenue d’un jeune gros dindon cantonné de pigeonneaux et couronné d’oignons blancs, marié avec la chicorée. » On trouverait aujourd’hui le régal assez épais. Encore que les jeunes femmes d’à-présent aient renoncé à l’usage ridicule de ne pas avouer leur appétit, elles auraient, sans doute, quelque peine à débrider dans la même séance une longe de veau, un carré de mouton, et, comme dessert, un potage avec le gros dindon obligatoire, flanqué de ses légumes et fort semblable, peut-on dire, au « bouilli » contemporain. Mais en 1677 on n’y regardait pas de si près. Le classique festin ridicule de Nicolas Boileau présente le spectacle d’une bombante formidable, d’un entassement de nourritures à nous lever le cœur. « J’allais enfin sortir quand le rôt a paru. Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques s’élevaient trois lapins, animaux domestiques qui, dès leur tendre enfance, élevés dans Paris, sentaient encore le chou dont ils furent nourris. Autour de cet amas de viandes entassées, régnait un long cordon d’alouettes pressées et sur les bords du plat, six pigeons étalés présentaient un renfort de squelettes brûlés. » Madame trouvait encore ces mangeailles trop délicates. « Je ne mange, écrit-elle à l’électrice de Hanovre, en fait de soupe, que la soupe au lait, à la bière où au vin, je ne peux souffrir le bouillon et je suis tout de suite malade s’il s’en trouve un peu dans les plats que je mange... nul ne s’étonne que je me régale de boudins ! j’ai aussi mis à la mode ici les jambons crus. Tout le monde en mange maintenant. On ne mangeait guère de gibier avant ma venue. Or, j’ai mis tout cela à la mode, ainsi que les harengs saurs. J’ai appris au feu roi à les manger. Il les trouvait fort à son goût. J’ai tellement affriandé ma gueule allemande (veuillez faire état que c’est la princesse qui parle) à des plats allemands que je ne peux manger un seul ragoût français. Je ne mange que du bœuf, du veau rôti, quelquefois du mouton, des perdrix ou bien des poules rôties et jamais du faisan. » (à suivre) xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx La Terreur impose un entr’acte sanglant aux fêtes gastronomiques. Finis les soupers des buveurs et les soupers des philosophes. Chez le duc de Choiseul, Cazotte, l’illuminé, a prédit l’exécution des souverains et la charrette homicide à Mme de Grammont. Il a même annoncé la conversion de La Harpe. Après cela pourra venir la fin du monde. C’est un monde, en effet, qui meurt et se décompose pour renaître, demain, plus jeune et plus fort, comme le vieil Eson après avoir bouilli dans le chaudron magique. Après le Neuf Thermidor, la fête recommence ; à la débauche de sang, la débauche de ripaille ne tarde pas à succéder. Le Directoire inaugure cette marche triomphale de la gourmandise à laquelle tour à tour l’Empire et la Restauration vont apporter de nouveaux contingents. C’est le beau temps de Carême, de Véfour, des frères Provenceaux, du rocher de Cancale ; c’est l’ère du Palais-Royal qui commence, avec ses galeries debois, ses traiteurs,sesbijoutiers, maisons de jeux et le reste ! Chevet montre à son étalage des turbots dignes d’être offerts à Domitien, prince des amphitryons, qui demandait au Sénat la sauce la plus convenable à ce monstre marin. Corcelet, négociant, offre aux gourmets, dans sa boutique de la galerie Montpensier, le café de provenance directe échappé au blocus continental et, dans leurs fioles bizarres, les liqueurs authentiques de la veuve Amphoux. Son enseigne [1] représente un élégant de l’an IX en possession de trancher une poularde avec la dignité, l’onction et l’élégance que comporte un pareil geste. Napoléon, qui sait l’art de gouverner les hommes, regarde la table comme un instrument de règne. Talleyrand, ministre des Relations étrangères, Cambacérès, archichancelier de l’Empire, le cardinal Fesch, oncle de l’Empereur, traitent selon ses ordres, avec une magnificence inouïe, diplomates, prélats, étrangers de marque, les rois conquis au jeune Bonaparte, les rois pour qui Talma et Mlle Georges ont l’honneur de jouer Phèdre, Cinna, Mithridate et Britannicus, premier que le décret de Moscou ait établi le sort des comédiens. Cambacérès est un amphitryon somptueux, une fourchette magnanime. Il mange comme un prince, ou comme un financier. Ni Fouquet, ni la Popelinière, ni Grimod, le divin Grimod de la Régnière, qui, pareil aux princes charmants des contes de fées, avait les doigts palmés comme une patte d’oie, aucun de ces grands hommes n’a mieux connu que l’archichancelier cet art glorieux de donner à dîner. Un dessin de Carle Vernet le montre en habit de cour, promenant sa bedaine, dans une brouette, sous les rameaux - déjà précaires - du Palais-Royal. C’est au cardinal Fesch qu’il convient d’attribuer l’anecdote magnifique des deux turbots. Son maître d’hôtel joignait aux plus beaux talents une imagination rare, de l’audace et de la clairvoyance. Le prince de l’Église reçut un jour deux turbots. Ceux du despote romain n’étaient auprès qu’une limande. Ils arrivaient fort à point. Ce jour-là même plusieurs cardinaux, évêques, archevêques et autres dignitaires ecclésiastiques dînaient chez le primat. Le cardinal aurait souhaité que l’un et l’autre poisson fissent les honneurs de sa table. Quelle gloire pour le clergé ! Mais aussi quelle faute de goût que ce faste, bon à peine chez quelque parvenu. Ce rendez-vous de turbot eût semblé ridicule aux gens élevés dans les délicatesses de l’ancien régime. Le cardinal exposa la difficulté à son maître d’hôtel. « Que votre Eminence se rassure ! Ils paraîtront tous deux sans avoir pour cela besoin de commettre une incongruité dans l’ordonnance du repas. » On sert le dîner. Un premier turbot relève le potage. Exclamation ! Enthousiasme ! Recueillement. Le maître d’hôtel s’avance alors. Deux officiers de bouche s’emparent du monstre et l’emportent afin de le servir. Mais l’un d’eux, par faux pas adroitement calculé, perd l’équilibre et le turbot, avec lui, roule sur le parquet, à la grande stupeur des convives. « Qu’on en apporte un autre », ordonne le maître d’hôtel sans se déconcerter. (à suivre) Faut-il parler ici de l’influence qu’a toujours eue la table sur la production de l’intelligence, dire l’aide que lui donne le café, énumérer les tasses de Voltaire et les soupières de Balzac ? Ironie de la gloire ! Le père du Romantisme, le leader de la Constituante comme on dit à présent, ont uni leur gloire dans une œuvre de bouche qui survit à l’éclat des Martyrs, au retentissement du Discours sur la Banqueroute. Bien des gens qui ne liront jamais Atala ou les Mémoires d’Outre-tombe, qui ne connaissent même pas de vue un quidam ayant fréquenté les Lettres à Sophie, ont pour le chateaubriand à la Mirabeau une tendresse légitime. Et Rossini, Giacomo Rossini, dont la musique de fête induisit en rêve Massimila Doni et la Marianne de Gambarra, nos aïeules, Rossini dont le Moïse, qui nous fait rire, faisait pleurer les héroïnes de la Comédie humaine, que serait-il aujourd’hui, sinon le parrain oublié de la salle des ventes, s’il n’avait eu l’idée, ô combien géniale ! d’associer la truffe et le foie gras au bifteck de chaque jour ? La cuisine a ses écrivains comme la musique ou l’assyriologie. Il convient de citer avec honneur ces poètes, ces romanciers, ces essayistes qui donnèrent une voix à la muse des fourneaux. Et je ne parle pas ici de la pléiade bachique, des membres du Caveau, des faiseurs d’opéra-comique dont la verve s’est épandue en des couplets sans nombre, en des brindisis dont M. Julien Tiersot, lui-même, ne sait plus le compte. Non, les auteurs culinaires sont les consciencieux, qui, avec des mots appropriés, ont décrit la poule au riz, la suprême de volaille, l’omelette à la purée de caille ou le turban d’ananas. Malgré la recette qu’il donne de la salade japonaise, fort méchante d’ailleurs, Alexandre Dumas, le deuxième du nom, ne saurait être compté parmi les écrivains gastronomes ; car il s’est - le volage - occupé d’autres choses. On en peut dire autant du bruitiste Marinetti. Son Roi Bombance, proche parent du Roi Ubu, symbolise un état de la civilisation, mène les chœurs d’une satire politique, parmi le tourbillon des fautes de français. Redoutable goinfre, il absorbe dans les abîmes de son gésier, toute la richesse, tous les fruits du labour humain : c’est « le Capital » dévorateur. Parmi les écrivains purement addonnés à la belle gastronomie, inscrivons Berchoux qui rima la Gastronomie sur les patrons de l’abbé Delille, Brillat-Savarin, à qui l’on doit cette heureuse version de la maxime de Vauvenargues : « Les grandes pensées viennent de l’estomac », Horace Raisson de qui le Code Gourmand exhale, peut-on dire, un fumet exquis de salle à manger sous la Restauration, au beau temps du rocher de Cancale et des Frères provençaux, enfin Charles Monselet qui dota les lettres françaises du Cochon [2], incomparable sonnet pour lesquelles je donnerais tout Pétrarque et pas mal d’autres rimes par surcroît. Et ce fut aussi un écrivain digne peut-être qu’on le nommât culinaire, ce poète d’autrefois qui, par jeu, se plut à rappeler les gargottes de son adolescence, les tavernes peu méritoires de Toulouse où tant de jeunes hommes, veufs à présent de tous cheveux, ingurgitaient des pitances laconiennnes et des rôtis sans volupté : le veau Allard. Et voici Raoul Gineste qui dépeint la tristesse des vieux chats [3], loin des tables amiteuses qu’offrait à leur délicatesse les vieilles demoiselles pour qui les bêtes domestiques sont un dernier amour. Le chat, animal nerveux, patricien et de goûts relevés, sent profondément ces choses. L’heure du dîner, en effet, est vraiment l’heure de l’exil. Jamais les saules de Babel ne versent une ombre plus amère qu’au moment où l’on regrette les ognons d’Égypte. La cuisine est la demeure de Vesta. Elle renferme la pierre du foyer qui, lui-même, sert de fondement et de base à la patrie. Omettre ici le nom de la Cuisinière bourgeoise, de ce compendium lumineux qui se peut, à bon droit, nommer le Code et la Somme gastronomiques, serait un geste de la plus odieuse ingratitude. La Cuisinière bourgeoise ! Elle abonde en formules savoureuses, en robustes apophtegmes, comme il convient à un écrit de bouche où le ferme appétit du Tiers va chercher ses inspirations. « Le homard demande à être cuit vivant », affirme l’auteur de cet irréprochable Manuel. Et vraiment l’on est ému, touché aux larmes de voir un crustacé, le homard, d’ordinaire silencieux et même taciturne, prendre, une seule fois, la parole pour demander le bain un peu chaud qui bonifiera sa viande. Auprès d’un tel dévouement, combien mesquins les sacrifices légendaires d’Œlius Tubero, de Mucius Sævola, de Régulus ou du chevalier d’Assas ? Le moderne scepticisme, l’indifférence en matière de religion, l’oubli dans lequel sont les règles orthodoxes, les coutumes dévotes et les principes en allés, portent à la cuisine du XXe siècle - affairée, insipide, quelconque et déloyale - portent à la cuisine d’aujourd’hui, à celle de demain un coup sournois et pernicieux. Quand il souffle à travers les fourneaux, le vent du rationalisme tourne en graillon les sauces et compromet le rôti. Si le divorce par consentement mutuel émancipe jusqu’à l’union libre tant de belles pécheresses à qui les frères Margueritte et maître Henri Coulon espèrent, avant peu, donner, chaque soir, la permission de la nuit, on peut dire que la libre pensée inflige aux manipulations culinaires un discrédit trop mérité. Cela, bien entendu, sans exception de doctrine ou de culte. Celui qui n’a pas mangé, dans une famille israélite et pieuse, la choucroute Kasher, blonde, onctueuse, aromatique, parfumée de genièvre, rehaussée de vin blanc et lubrifiée de graisse d’oie, ignore à quel point l’orthodoxie est favorable aux manipulations culinaires. Et les gâteaux de sésame, le bœuf fumé, le pickle fleisch de Teumann, capables de convertir au judaïsme le cœur et même l’esprit d’Edouard Drumont. Hélas ! depuis qu’Israël s’adonne à la chair du pourceau, une vertu s’est retirée de la choucroute garnie. Et le maigre, le maigre, cet éperon du génie, le maigre qui forçait gouvernantes de prélats et bonnes de vicaires, à jouer la difficulté, à remplacer le perdreau par la sarcelle, par l’anchois de Coullioure, le jambon interdit, à préparer les œufs de trois cents manières différentes, n’est-ce pas à proprement dire le maître et l’inspirateur des suprêmes recherches ? Peut-être que, sans lui, la barbue attendrait encore la sauce mousseline, peut-être les écrevisses à la Nantua n’auraient-elles pas atteint le degré culminant de leur perfection ? Et nous serions privés aussi des friandises conventuelles : sucres d’orge, confitures, nonnettes et massepains. O splendeurs évanouies ! O soleils disparus derrière l’horizon ! Hélas ! affairée, insipide, quelconque et déloyale, au début du XXe siècle, on peut dire que la cuisine agonise ! Elle est, tout au moins, en pleine décadence. Les tziganes des cafés où l’on soupe, les hideuses majoliques des tavernes, la chimie substituée à la probe coction des légumes et des viandes, le régime hydrique, le végétarisme et, par dessus tout, la conserve, la sordide conserve qui prête le même goût de fer-blanc aux petits pois, aux asperges en branches, aux rognons de coq, à la sauce aux tomates, aux crevettes épluchées, la conserve où les beef packers de Chicago laissent traîner des doigts humains, les bouillons tout faits, les sauces à la minute, ont déshonoré pour jamais l’art de Carême, de Trompette et du marquis de Béchamel. La cuisine se meurt ! La cuisine est morte ! Vous connaissez le dialogue des deux confiseurs. - Franchement, dit l’un de ces augures, avec quoi, mon cher confrère, fabriquez-vous l’exoptable chocolat qui porte votre nom aux confins de l’Univers ? - Mais avec du sucre, je pense, de la vanille et du cacao. - Eh ! bien, je peux vous le dire, il y a longtemps que toutes ces saletés n’entrent plus chez moi ! En attendant que l’humanité se nourrisse, comme le prédisait Berthelot, d’une pastille quotidienne renfermant sous le moindre volume tous les principes nécessaires à la vie, il nous faudra manger encore bien des galantines artificielles et des poissons traités au sublimé. Le canard à la rouennaise, que servent les restaurants de troisième ordre, ne diffèrent pas sensiblement du marcassin cuisiné par Locuste, à l’usage de Britannicus. Le sang de taureau empoisonnait les empereurs de Suétone ; le caneton étouffé n’est pas moins toxique et les « bouillons » offrent à la démocratie un genre de mort si redoutable que défunt Huysmans, épouvanté par les artifices culinaires de son temps, courut tout en pleurs dans les bras de la religion avec l’espoir d’en obtenir de véridiques petits pois, des bouillons sincères et des rôtis hâtés à point. Vaine espérance ! On mange, à présent, dans tous les pays habités, au sommet des Alpes et dans la salle des transatlantiques, on mange à Copenhague comme à Francisco les mêmes sauces chimiques, les mêmes aloyaux spongieux et délavés, on mange dans le même temple du graillon, le même filet à la richelieu, le même turbot à la sauce aux câpres, à côté du monsieur en train de lire le même journal et de tenir les mêmes propos. Les belles mangeuses que le Roi Soleil faisait monter dans son carrosse, les goinfres vigoureux lentement disparaissent, et, comme les grands chefs de la cuisine française, bientôt ne seront plus qu’un souvenir ! Pendant longtemps, la province a lutté, gardé pieusement les ragoûts indigènes, bouillabaisse au Levant, cassoulet au Ponant, et les croustades, le confit d’oie en Bigorre, et le clafoutis en Limousin. Mais la contrefaçon de Paris, l’abominable instar, ont tout dévoré ; les « chefs » imbéciles ont abâtardi la saine et pure tradition, noyé dans leur infâme « espagnole » ce qui faisait l’orgueil des sauces autrefois. Paris, seul, est coupable de cette déchéance. Pour l’avoir imité, la province et l’étranger (à part cette forte Belgique où l’on dîne encore aussi vigoureusement que sous Philippe le Bon et Charles-Quint) ont abdiqué les recettes héréditaires, substitué des « commodes » aux fourneaux antiques. Les Parisiens, en effet, et surtout les Parisiennes, mangent d’abord avec les yeux, ce qui fait que l’on tend, de plus en plus, à remplacer par le décor toute espèce d’aliments. Les fleurs sur la nappe compensent le beurre suspect et le gibier douteux. « A Paris, dit Alphonse Daudet, une femme estime toujours le dîner bon, pourvu que sa robe aille mieux que celle des autres femmes. » * * * Qui s’informe, à présent, du menu dans les maisons qu’il fréquente ? Les dîners, ô pudeur ! ne sont plus que des rendez-vous d’affaires ou d’amour. Le tabac concourt au détraquement des estomacs neurasthéniques. On fume, on boit tantôt d’atroces alcools, tantôt les sinistres eaux de table qui parlent d’intoxication et de gastrites aux appétits découragés. On déglutit des nourritures suspectes et - sans vêtir le sac de Jérémie - il est aisé de prévoir un temps où ce carré de mouton que Dorante proposait à Dorimène, le cordial poulet rôti et jusqu’à l’oie aux marrons que l’on a vraiment trop rabaissée, n’offriront plus aux regards qu’une vieillerie ancestrale, une chose d’autrefois bonne à reléguer, avec le pain du siège, au musée Carnavalet. Laurent Tailhade [1] Que l’on peut voir encore avenue de l’Opéra, dans la boutique modernisée de ce « négociant » d’autrefois. [2] LE COCHON Car en toi tout est bon : chair, gresse, muscle, tripe, On t’aime, galantine, on t’adore, boudin ! Ton pied - dont une sainte a consacré le type - Empruntant son arôme au sol périgourdin, Eut réconcilié Socrate avec Xantippe. Ton filet qu’embellit le cornichon badin, Forme le déjeuner de l’humble citadin Et tu passes avec l’oie au Frère Philippe. Mérites précieux et de tous reconnus, Morceaux marqués d’avance, innombrables, charnus. Philosophe indolent qui mange et que l’on mange ! Comme, dans notre orgueil nous sommes bienvenus A vouloir, n’est-ce pas ? te reprocher ta fange, Adorable cochon, animal-roi ! CHER ANGE ! [3] LES VIEUX CHATS Comme ils sont tristes, les matous De n’être plus sur les genoux Qui leur faisaient des lits si doux ! Qu’ils regrettent les longues veilles Où les doigts secs des bonnes vieilles Taquinaient leurs frêles oreilles ; Quand, assises au coin du feu Et rêvant au bel houzard bleu Qui reçut leur premier aveu, Les tricotteuses de mitaines Evoquaient les amours lointaines, Le temps heureux des prétentaines, Alors, les mimis adorés, Prenant des airs enamourés, Arquaient leurs dos gras et fourrés. Ils avaient des façons béates De se lustrer du bout des pattes, En songeant aux mignonnes chattes Ou, comme des sphynx accroupis, Ils ronronnaient sur les tapis, Laissant aux rats de longs répits. Fi des rats malins ! Les maîtresses Leur faisaient de grasses paresses Pleines de lait et de caresses. Le bon mou qu’on allait manger, Cuisait avec un bruit léger : Fallait-il donc se déranger ? Mais, ô revers inévitables ! Des héritiers peu charitables Ont proscrit les chats de leurs tables. Les voilà bohèmes ! Souvent, Par les nuits de neige et de vent, Ils grelottent sous un auvent. Ombres étiques et funèbres Ils profilent dans les ténèbres Leurs dos où saillent les vertèbres Et, quand ils voient passer en bas, Des bonnes vieilles à cabas, Qui trottent menu, d’un air las Le bon goût des crèmes sucrées Où trempaient les croûtes dorées, Revient à leurs lèvres sevrées. Et les vieux chats, d’un air dolent, Hanté par un cruel relent, Font le gros dos, en miaulant. Fin
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