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orlando de rudder
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16 janvier 2006

L.Tailhade, petit bréviaire deuxième livraison

Louis XVIII, qui, sans préjudice des autres mets, absorbait, chaque matin, dix.-huit côtelettes de mouton, semble, auprès du neuvième César, un mangeur de la petite espèce. Vitellius, en effet, connut l’orgueil d’avoir inauguré ce plat gigantesque, ce plat qu’il nommait, à cause de ses proportions insolites, bouclier de Minerve Poliade. On y mêlait des foies de scares, des cervelles de faisans et de paons, des langues de phénicoptères, des laitances de murènes que des navarques allaient chercher sur leurs trirèmes, depuis le pays des Parthes jusqu’au détroit espagnol. Il faisait régulièrement trois repas et quelquefois quatre, mais dont aucun ne pouvait passer pour léger. Il se faisait quotidiennement inviter chez plusieurs personnes ; chacun de ces festins ne coûtait pas moins de quatre cent mille sesterces, cent mille francs de monnaie française. Le plus somptueux entre les dîners du règne fut le repas que lui servit son frère, quand il revint de Germanie. On y posa sur table deux mille poissons et sept mille oiseaux de choix. Ce robuste mangeur était d’aspect hideux, ayant le ventre gros, la face bourgeonnée, tel un ivrogne de la plus basse espèce. Pétrone ou l’auteur, quel qu’il soit, du Satyricon, nous a transmis quelques-uns de ces menus prodigieux dont le grotesque Trimalchio, armateur enrichi et semblable par quelques points aux yankees milliardaires qui font dîner avec eux des porcs ou des chevaux, régalait, au IIe siècle de notre ère, ses parasites et ses affranchis. On y mangeait des œufs en pâte ferme contenant des becquefigues, des sangliers rôtis dont les flancs recélaient des étourneaux vivants, des gâteaux d’où giclait une eau safranée aspergeant la face des convives, des cochons que le maître-queux s’accusait de n’avoir pas vidés et qui, sous le couteau de l’écuyer tranchant, laissaient échapper des monceaux de crépinettes, de boudins, le tout au milieu des divertissements les plus ridicules, des acrobates, des danseurs de corde et des propos goujats. On est loin des Romains de tragédie et des pompiers de David, avec leurs casques, leurs sentences, leurs tirades qui si lourdement ont pesé sur nos années de collège, de ces Romains qui, d’après le mot de Vacquerie, « ne boivent que du poison et ne mangent que leurs enfants ». Le riche Nasidienus, qui connut la gloire d’héberger Mécène avec Horace et Fundanius le poète comique, se chamarrait déjà d’assez bons ridicules ayant le mauvais goût de préconiser la chère qu’il servait, de présenter à ses convives un sanglier frais, mis à mort par le vent d’antan propre à mûrir la venaison et d’admettre à sa table des parasites sans vergogne, tek ce Nomentanus qui, pour talent comique, se vantait d’absorber, en une bouchée, les plus énormes croustades, ou ce Vibidius Balatro, fier de trinquer « ruineusement », qui, sans cesse, réclamait de plus grande verres et, comme le Scapin de Regnard, demandait ... que la cave épuisée Lui fournit à pleins brocs une liqueur aisée. Si Vitellius fut un goinfre d’une surhumaine capacité, le jeune Héliogabale - maître du monde, à quinze ans, mais dont l’extravagance n’avait pas les goûts artistes du fils divin d’Ænobarbus - réalisa, sur le trône des Césars, les mascarades gastronomiques, imaginées par l’auteur du Satyricon. A l’imitation d’Apicius, il mangeait souvent des talons de chameaux, ce qui nous paraîtrait un mince régal, des crêtes de coqs arrachées à des coqs vivants, des langues de paons et de rossignols, parce que, disait-il, ce mets préserve de la peste. Il faisait servir aux officiers du palais, en d’énormes plats, des entrailles de rougets, des cervelles de phénicoptères, des têtes de perdrix, de faisans et de paons. Il jetait des raisins d’Apamée dans les mangeoires des chevaux. Les lions étaient nourris avec des faisans et des perroquets. Il faisait servir à ses parasites des aliments figurés en cire ou en bois, souvent en ivoire ou en terre cuite, quelquefois même en marbre ou en pierre ; c’est sous cette forme qu’on leur présentait toute la variété des plats dont il mangeait lui-même ; les invités se lavaient les mains, étant tenus de boire autant que s’ils avaient mangé. Héliogabale, comme les esthètes de Mirbeau, avait le goût superbe de forcer la nature, de servir des purées en branches et de ne prendre que des nourritures déguisées avec art. Ce frêle jeune homme aux traits fanés à l’aspect maladif, avec sa barbe frisottante et ses yeux de poisson mort ne fit jamais un repas qui lui coûtât moins de vingt-cinq mille francs. Il ne mangeait pas de marée au bord de la mer, ainsi la faisait servir dans les endroits les plus éloignés. Près de la Méditerranée, il nourrissait les paysans avec la laitance des brochets et des lamproies. Il combinait des festins en couleurs, bleus, verts ou jaunes, ainsi qu’ont de nouveau, pendant les belles années du Symbolisme, tenté de le faire quelques snobs pleins d’imagination. Un jour la table était émeraude, le lendemain nuancée de pourpre violette ou de transparent azur, tantôt rose pâle et tantôt vert bouteille. Il faisait servir des pois avec des parcelles d’or, des lentilles avec des pierres de foudre, des fèves avec de l’ambre jaune, du riz avec des perles, truffes et marée étaient saupoudrées, tour à tour, de perles et de poivre. Dans son poème de Melænis, Louis Bouilhet, bon latiniste, lecteur fervent de Plaute, que documentait le grand Flaubert et qui devait à la tendresse du maître une large et noble culture, une plastique verbale digne de cette Rome qu’ils aimaient, a consacré des vers pleins de richesse et de sonorité à la gloire du cuisinier latin (Melænis, chant II, vers 13 et suiv., pp. 164 et suiv., édit. Lemerre). Ceci n’est aucunement exagéré. Ne criez pas à l’absurdité, à la déraison, à la poésie. Aucune grandeur humaine, si magnifique et superbe qu’on l’imagine, aucune grandeur n’est en possession d’affaiblir le los du cuisinier. Celui qui s’escrime de la broche, qui met les casseroles en batterie, et conduit à la victoire l’ost ingénu des marmitons, participe aux honneurs des soldats triomphants. On lui décerne le même nom, le même titre qu’aux généraux d’armée. Et seul, unique et majestueux entre les pacifiques, l’empereur de la cuisine porte le nom de « chef » comme les Scipiades, comme Annibal, comme Jules César. Le Moyen âge marque une halte dans l’évolution de la gastronomie. En dépit des louanges que donnèrent aux bombances féodales M. Karl Huysmans et quelques autres dyspeptiques de notoriété plus mince, tout porte à supposer que les viandes et leurs condiments laissaient fort à désirer dans ce temps de barbarie et de mysticisme à outrance. Les dames à long corset, les beaux chevaliers pareils aux figures des jeux de carte, les poursuivants d’armes, les convives de la Table Ronde et les écuyers d’Arthur ou compagnons de Rolland, tenaient pour mets des Dieux la cigogne, le paon, oiseaux coriaces et de plate saveur. Ils attestaient le héron et le faisaient rôtir ; ils engageaient leur foi sur cette viande immangeable sans doute par idéalisme et pour que leurs serments ne parussent pas fomentés par les délices de la cuisine, par « l’humeur communicative des banquets ». Les bourgeoises ripailles, « compulsoires à beuverie », ainsi que les nomme Rabelais, manquaient un peu de raffinement ; le choix des nourritures, les propos des convives, exhalaient un fumet de nos tripières et de grosse gaieté. Ce n’étaient que gras-double, andouilles, jambonneaux et fumures. La verve n’y faillissait point ni l’appétit. « Je me porte appelant de soif comme d’abus. Page, relève mon appel ! - dit un des compagnons de Grandgousier. Remède contre la soif ? Il est contraire à celui qui est contre morsure de chien : Courez toujours après le chien, jamais ne vous mordra ; buvez toujours avant la soif, jamais soif vous poindra. » Les Repues franches attribuées à Villon ne témoignent pas non plus d’une extrême délicatesse. Le maigre écolier de la rue de Fouarre, qui, pour peindre la famine, a trouvé des images si nettes et si cruelles, nommant l’hiver : « saison où les loups vivent de vent », apitoyé sur les vagabonds qui « pain ne voient qu’aux fenêtres », connaissait trop la nécessité, les appels du ventre creux pour manifester de bien grandes exigences à propos des mets que la Providence, ou, pour mieux dire, quelque tour de Panurge, en manière de larcin furtivement fait, lui mettait sous la dent. Les clercs, les écoliers, les hommes d’armes qui fréquentaient dans les tavernes méritoires de la cité ne raffinaient guère sur la composition de leur menu : chez la grosse Margot ils trouvaient pain, fromage, vin et fruits. Ce n’était pas là précisément le dîner d’Apicius. Il faut arriver au siècle de Louis XIV pour que l’art de dîner retrouve ses honneurs. Sous les Valois, malgré la science des cuisiniers napolitains venus à la suite des reines italiennes, le repas est affaire d’ostentation et de parade. Les femmes d’alors, précieuses et renchéries, malgré la brutalité de leurs mœurs et la bassesse de leurs goûts, les femmes outrageusement serrées dans leurs corps de jupes, enduites de fards et de pommades, ne faisaient guère en public autre chose que le simulacre de manger. Alphonse Daudet prétend qu’une Parisienne moderne, « une vraie mondaine française, trouve toujours le dîner bon quand elle a une robe seyante à sa beauté. » Il en était un peu de même à la cour de Nérac, au Louvre des derniers Valois, où l’intrigue politique, la galanterie et l’amour des sciences occultes, où la curiosité d’art à son premier éveil tenait en suspens les héroïnes de Brantôme et de Ronsard. Avec les fils d’Anne d’Autriche, la scène évolue et la table reconquiert soudain un merveilleux prestige. La goinfrerie de Louis XIV a quelque chose de majestueux, comme sa perruque et son justaucorps doré. Même quand il joue au billard, il sent qu’il est le maître du monde. On le voit bien plus quand, prenant place au grand couvert, il mange sur une estrade entourée de balustres, servi par les premiers gentilshommes du royaume ; quand il promulgue les faveurs et les disgrâces dans un langage mesuré, plein de convenance, mais pourtant animé par la chaleur du repas, ou qu’il jette avec une grâce impérieuse des pommes, des oranges ou même des boulettes de mie aux dames qui ripostent par le même jeu. Tout est noble, décent, réglé, superbe comme lui-même. Le monde entier, le modèle à sa ressemblance. L’appétit du monarque ne concourt pas médiocrement à l’éclat de la Couronne. Louis XIV enseigne à Mansard comment on architecture une fenêtre, à Coypel comment on peint un tableau, à Bossuet. comment on débite un sermon, à Racine comment on compose une tragédie. Et c’est de lui que La Quintinie apprend à sucrer les pêches de Montreuil, à bonifier les poires et les pommes du verger royal. « Le Roi, feu Monsieur, Monseigneur le Dauphin et M. le duc de Berri étaient grands mangeurs, écrit la princesse Palatine ; j’ai vu le roi manger quatre pleines assiettes de soupes diverses, un faisan entier, une perdrix, une grande assiette de salade, deux grandes tranches de jambon, du mouton au jus et à l’ail, une assiette de pâtisserie, et puis encore du fruit et des œufs durs. Le Roi et feu Monsieur aimaient beaucoup les œufs durs. »
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