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orlando de rudder
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10 décembre 2005

Mélancolie pratique 12

L’individu. Peut-être que tout l’art du conteur consiste à intéresser à leur propre histoire les coupables qu’il veut ramener, les malheureux qu’il veut guérir. George Sand, Indiana Préface de1832. L’histoire de l’Humanité ressemble à s’y méprendre à celle d’une prise de conscience de soi. Chacun veut devenir soi-même et, désormais, peut décider de se distinguer du groupe dont il est issu. Ce vouloir peut devenir urgent, au point d’en ressentir une nausée Un éternel aparté solitaire. Le sort du personnage de fiction se joue parallèlement à celui de son double : l’auteur. Etrange bête, il nous suit. A tel point qu’un écrivain peut éprouver la nostalgie d’une simplicité rêvée. D’une facilité. Illusoire : La tâche était autrefois plus aisée pour les romanciers pour qui les gens étaient taillés tout d’une pièce. Somerset Maugham, Et mon fantôme en rit encore, Journal, 1922. Autrefois…Ô temps rêvé des aèdes narrant d’antiques histoires. Echevelés, éructants sur des landes désolées, ils vaticinaient, criant dans le vent ingrat l’épopée d’une Nation, la veille d’un dur combat. Ou même, en pleine action, comme l’ami Taillefer scandant la Chanson de Roland sur la Tapisserie de Bayeux, aussi nommée « dit de l’invasion » c’est-à-dire Telle du Conquest. Ainsi, sur une narration en image, nous voyons celui qui parle pour tout dire, celui qui, durant une bataille neuve fait revivre un ancien combat. Ô combien grandirent les visions ? Les Normands de Guillaume ressemblèrent d’un seul coup aux preux de Charlemagne. Homérique parole, celle qui coûte la vue autant que la vie : Taillefer sera aveuglé par une flèche, rejoignant Homère au paradis de ceux qui montrent mais ne voient pas… En apprenant la mort de Roland, la belle Aude tomba. Trois fois. L’empereur pleura. Les vallées étaient profondes et hautes les montagnes. On ne dit rien de son cœur :on défaille.Trois fois. On pleure. On ne dit rien de son cœur. On ne dit rien de soi. On ne sait rien d’en-dedans. L’amour se déclare peu, même s’il éblouit. Pur, dans la blancheur, dans l’absolu. Perceval, appuyé sur sa lance voit la neige tassée par la chute d’une oie sauvage isolée, loin des autres, blessée ce qui se dit « en abandon ». Elle s’est posée, un bref instant, s’est envolée de nouveau. Laissant une trace de sang… Et Perceval contemple ce sang. Ca lui semble natural color. A tel point qu’il pense à sa belle. A son teint de lys. Ou de neige. A ses joues rouges. Comme ce sang. On n’en dit pas plus. Et Perceval demeure là, ravi, hors du sens, contemplant.Nous comprenons son amour, sa mémoire, sa vision. Son désir… et quelque chose d’autre. Mais ça n’est pas dit. Le sang, la neige reviendront dans Blanche-Neige… et ailleurs. Ils viennent de loin, de très loin. Un bateau vogue sur la grande mer. A son bord, des pélerins. Et Marie l’Egyptienne. C’est une putain. La preuve : on a commencé à la décrire de bas en haut. Sauf qu’on s’est arrêté : la description s’arrête à la ceinture. Et continue ensuite, en commençant par les cheveux, de haut en bas. Marie l’Egyptienne est donc une sainte ? Avant l’accomplissement de son destin, c’est une meretrix, une gaupe, une pute : pour payer son passage, elle couche avec les hommes qui vont en Terre Sainte… D’ailleurs, si elle va à Jérusalem, c’est par mauvaise entencion : Elle sait que, là-bas, elle gagnera beaucoup d’argent en vendant son corps souef. Une tempête se lève. Les pélerins effrayées ne peuvent plus accomplir l’acte charnel : ils tremblent. Marie ? Sa frénésie n’a cure du danger ! La paillarde fit son delit en abandon, (toujours ce mot pour la solitude). Sa concupiscence est plus forte que sa peur de la tempête. Le Diable veut couler le navire, tuer cette pécheresse lubrique. Le Seigneur s’y refuse : Il a d’autres projets. Marie finira repentie, au milieu du désert, sainte. Des larmes, des évanouissements, du rouge sur la neige, une main coquine : Voici le caractère des personnages posé, installé signifié. Non décrit. Sans psychologie, ni discours intérieur. Comme dans un roman américain contemporain. C’est pourquoi, une fois réglé le problème de l’apprentissage de la langue ancienne, les textes médiévaux nous semblent parfois étrangement « modernes ». La modernité américaine nous lasse parfois. Elle vire au cliché : les personnages anxieux ne cessent pas d’écraser fébrilement des cigarettes dans des cendriers pleins.Y en a marre… Or Claire… estimait que la fiction devait tout dire : c’était un peu facile de s’en tirer avec deux ou trois jeux de physionomie -est-ce que tout un passsé tenait dans un claquement de doigts, est-ce qu’on s’affranchissait d’une histoire en commandant un whisky ? Camille Laurens Index, 1991. Cet abus du procédé immémorial, répétitif nous donne une impression de déjà-vu décalé. Elle ne peut satisfaire que ceux qui aiment lire toujours la même chose, les amateurs d’un seul genre. Répétitif et semblant se répéter d’un ouvrage à l’autre. Peut-être eût-il été délivré, s’il s’en était rendu compte, s’il avait pu se dire que toute la littérature n’est qu’une suite de citations fausses. ( Id.) Le sempiternel personnage stéréotypé du roman de genre, ou de la littérature « dont on ne peut retrancher un seul mot » nous empêche de nous s’envoler. Quelle horreur : on risque de se retrouver au pays des merveilles ! A moins qu’on n’y arrive jamais. Il devient de bon ton de refuser de se « prendre la tête », ce qui revient à ne pas vouloir se prendre le cœur. Ni le donner. Pourtant, certains aiment encore les romans complets, inassimilables à un genre limité et qui refusent la superficialité : J’avoue mon inclination pour une littérature d’introspection, d’interrogation, voire de vertige. Michel Polac, Charlie Hebdo, 2 janvier 2002. Encore faut-il l’avouer ! comme si c’était coupable ! Au risque de passer pour un « intellectuel », voire, comme je l’ai entendu, de mépriser le peuple ! Ainsi vivons-nous au sein de l’anorexie culturelle ambiante ! On avoue, lieu de procalmer : je suis fier d’aimer… etc. Rappelons aussi qu’il faut du talent pour bien lire ce qui n’est pas « tout cuit ». Au Moyen Age, on ne pouvait éviter cet aspect « comportementaliste » avant la lettre de la littérature. On n’envisageait pas le « for intérieur ». A tel point que, lorsqu’un personnage, seul, isolé, pensait, un passant pouvait l’entendre.On réfléchissait, on méditait à haute voix.. L’intériorité n’est pas encore au rendez-vous. Mais elle arrive. Sa naissance a déjà été mise en parallèle avec l’essor de la lecture silencieuse.Rappelons que, durant longtemps, l’usage fut de lire toujours à haute voix. Comment le sait-on ? Parce que, si par hasard quelqu’un lisait sans parler, tout lemonde s’en étonnait. Quoi de plus intime que la lettre ? Le courrier devint le moyen privilégié pour exposer des états d’âmes, pour analyser les sentiments. Et voici l’Astrée, puis, plus tard, la Princesse de Clèves, la Nouvelle Héloïse, Les Liaisons Dangereuses, etc. L’auteur découvrait une liberté neuve, une façon subtile d’élargir le champ de vision… Plusieurs voix que Laclos personnalise avec virtuosité : chaque personnage a son style, sa voix écrite. Vinrent les Confessions. Certes, celles de Saint Augustin, le De Vita Sua de Guibert de Nogent (avec ses rêves extraordinaires) et les Essais de Montaigne préparèrent de longue date le genre. Mais enfin, la psychologie romanesque se fait jour disons au XVIIIIe.s. Et quelque chose du style change… Une seule voix… On la trouve chez Duras d’une façon extraordinaire. Oui, dans Edouard (paru en 1825), Madame de Duras annonce Le Rouge et le Noir. Stendhal l’a quasiment pillée. C’est sans doute le premier ouvrage racontant le délicat problème de la distance sociale. L’individu s’y révolte contre ses origines. Edouard est une longue confidence. Mélancolique. D’abord déniée : … les grandes douleurs n’on pas besoin de confidents ; l’âme qui peut les contenir se suffit à elle-même ; il faut entrevoir ailleurs l’espérance pour sentir l’intérêt des autres. L’analyse du caractère humain, son opposition avec celui d’autres personnages deviennnent de plus en plus élaborés.Une date dans l’histoire de la littérature serait, en ce sens, Les aventures de Caleb Willams ou Les choses telles qu’elles sont, de Godwin , dont Edgard Poe et Balzac faisaient grand cas et qui aurait été rédigé en commençant par la fin. Le héros parle à la première personne : c’est le ton de la confession. Comme il doit endosser différentes personnalités, changer d’état et de nom, devenir autre, une analyse de sa mentalité devient nécessaire. A la fois Jean Valjean et double de lui-même, il connaîtra des aventures correspondant à une autre aventure, intérieure celle-ci, lui permettant de se révéler à lui-même. La psychologie romanesque et le discours intérieur s’y montrent pour le moins… percutants : Mais pourquoi est-ce moi qui suis perpétuellement le centre de mes réflexions- ce moi que je n’ai que trop écouté, ce moi qui a été la source de mes funestes erreurs ? William Godwin. , Les aventures de Caleb Willams ou Les choses telles qu’elles sont. 1794. L’étonnante « modernité » de Godwin permit qu’on le considère comme un précurseur des auteurs de romans policiers : on l’a comparé à Dashiell Hammett et à Raymond Chandler. Il découvrit les « schémas types » de ce genre. Sans négliger d’explorer le discours de l’intériorité, de l’art du portrait, de celui de la construction du personnage.Et de sa conscience de lui-même : S’il y a sur toute la terre un être capable de sentir plus vivement qu’un autre le mépris et l’exécration qui me sont dus, c’est moi-même. Id. L’individu romanesque naquit ainsi, fruit d’une lente évolution formelle, d’une série de promenades autour du sujet, de lettres et de prise de conscience progressive. Bientôt la convention de la lettre disparaîtra : on admettra qu’un narrateur puisse savoir ce qui arrive chez la marquise qui sort à cinq heure tout en décrivant ce qui a lieu dans l’alcôve de la duchesse, située dans une autre ville, à la même heure… grande audace, impensable auparavant et toujours invraisemblable. On fait généralement débuter le discours intérieur avec Edouard Dujardin et son roman Les Lauriers sont coupés. Ensuite, Joyce et Proust s’engouffreront dans la brèche. Aujourd’hui : tout est possible. On peut passer d’un point de vue à l’autre, user d’un point de vue comportemental pour, sur la page suivante, exposer un « discours intérieur » avant une analyse psychologique… Ces cordes à nos arcs sont des couleurs et des nuances permettant d’infinies variations. Autant en profiter. En attendant l’émergence de nouvelles façons de faire, de creuser l’âme, de sonder le cœur et les reins de nos chères petites créatures. Sachons cependant que le personnage nous défie souvent : Je m’appelle Brown, attrape-moi si tu peux (…) Bien peu rattrapent le fantôme ; la plupart d’entre eux doivent se contenter d’un lambeau de sa robe ou d’une mêche de ses cheveux. Virginia Woolf, « Mr. Bennet et Mrs. Brown », L’Art du Roman, 1962. Nous n’avont pas trop de tous ces outils que l’histoire de la fiction nous a donnés
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Commentaires
P
Ce texte est particulièrement bien écrit et intéressant à plus d'un titre : ce que tu dis sur la tapisserie de Bayeux et le récit en images s'applique parfaitement à la bande dessinée et très nettement à ces aventures où le héros se fait le témoin d'événements du passé qui, par l'illusion du point de vue interne, se trouvent actualisés : Corto Maltese est l'un de ces "visionnaires du passé" me semble-t-il.<br /> A-t-il déjà été imprimé, ce texte ou est-ce une réécriture d'un projet ancien ?<br /> <br /> Patrice Houzeau
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