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orlando de rudder
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26 septembre 2005

Mélancolie pratique (inédit) début

Melencholie. Le fond de la pensée est pavé de carrefours. Paul Valéry, Une soirée avec Monsieur Teste. Aujourd’hui, deux affects principaux de l’humanité ont mauvaise presse : le stress et la dépression. On tente de combattre l’un et l’autre en refusant de comprendre qu’ils sont inévitables et propose leur utilité à qui saura s’en servir à bon escient. Le stress, bien assumé, élaboré, caressé même s’appelle la ferveur, voire l’enthousiasme. Quant à la dépression, attribut de la mélancolie, elle demeure avec elle l’état d’esprit fondateur de toute action d’envergure. a condition d’en sortir… Et de ne pas réduire la mélancolie à son aspect psychiatrique qui nous mène aux inefficaces, voire mortifères manies dépressives, au sentiment durable d’un conflit entre le moi et l’idéal de ce même moi pour s’iriser des teintes morbides du sentiment d’abandon, du manque, d’une « faille du spéculaire », quand le miroir ne renvoie pas l’image attendue… ou quand il se brise puisque nous ne sommes pas, ou plus, la plus belle : Quand je suis seul, ce n’est pas moi qui suis là et ce n’est pas de toi que je reste loin, ni des autres, ni du monde. Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, 1955. Ce qui nous mène au dédoublement, à la psychophorie, à l’autoscopie, fussent-elles métaphoriques que nous observerons bientôt et ci-dessous. En attendant, gardons en mémoire ceci : Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve. Il s’agit d’un viatique pour ce voyage que nous commençons. Loin des oiseaux noirs d’une tristesse complaisante : Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale. Jean Jaurès, Discours à la jeunesse, Lycée d’Albi, Juillet 1903. La mélancolie pratique refuse donc de croire que le génie est névrose, voire psychose.Même si parfois… Il s’agit plutôt d’un problème de gestion. D’une force en marcheAussi demanderons-nous à Furetière plutôt qu’au psychiatre Kaeppelin de nous éclairer tout d’abord : Il y a des mélancoliques par accident, quand il leur est arrivé quelque grande affliction qui leur donne du chagrin, de la mélancolie. Il y en a qui sont mélancoliques par art, qui se retirent pour méditer, pour escrire, pour resver dans la solitude. Encore que l’attitude mélancolique créative peut procéder de ces deux options. C’est le cas d’Ovide, qui dans les Tristes, célèbre un exil qu’il déplore… C’est celui de Charles d’Orléans, « Eschollier de Merencholie ». Pour nous, il faudra en comprendre la solidité, comme l’aspect dérisoire, ou plutôt de contemplation du dérisoire, du trivial : La mélancolie sait le monde périssable et l’aborde selon cette dimension. R. Munier, Mélancolie, 1987 Ainsi que de son absolue nécessité. Il s’agit bien, pour ce qui nous concerne d’une « épreuve d’artiste » : Il n’est rien qu’il considère comme ferme, aucune personne, aucun ordre ; parce que nos connaissances peuvent se modifier chaque jour, il ne croit à aucune liaison, et chaque chose ne garde sa valeur que jusqu’au prochain acte de création, comme un visage qui s’altère avec les mots. Robert Musil, L’Homme sans qualité. Etranges voies que celles de la création ! Nous en explorerons les chemins en s’éclairant parfois des quatre flambeaux de Séléné. La mélancolie est un carrefour ombragé d’un noyer. Artémis ou Hécate y veille durement à moins qu’il ne s’agisse de l’Ange du Bizarre ou du Démon, sous la forme d’un chameau, comme chez Cazotte ou atiffé « à la diable » et se tenant, solide, à la croisée des route.Commençons donc à l’ancienne, avec ferveur et attention. A la façon de ces « esprits carrefours », à la fois athées et religieux que mentionnait Barrès dans Le Voyage de Sparte (1906). C’est à dire avec une méthode mélancolique s’abreuvant de son propre objet, de son ailleurs intime. Repères historiques. Un jour on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais de la médecine. J.M.G. Le Clézio, Haï. Pour Hippocrate, trois principes particuliers régissaient le corps humain : le solide, l’humide et les esprits : ce qui contient, ce qui est contenu, ce qui donne le mouvement à l’un et à l’autre. Cette représentation, fondatrice non seulement de la médecine ancienne, constitua une vision de l’homme et du monde dont nous se sommes pas encore entièrement détachés. Cette médecine se fondait sur la théorie des humeurs, lesquelles constituent le tempérament et ses déséquilibres dit aussi intempéries. De nombreux médecins précisèrent ces notions, dont le célèbre Celse. On les appelait « humoristes » ce qui nemanque pas, a posteriori, de sel… Cette médecine est à l’origine des « remèdes de bonne femme », c’est-à dire « de bonne fame » ou fameux, ce qui signifie « bonne réputation ».. La médecine avançait, et avec elle, une conception de l’humain fondée sur la théorie des humeurs. Au nombre de quatre, elle régissaient nos tempéraments, c’est-à-dire notre caractère : Sanguis imitatur aerem cescit in vere regnat in pueritas. Cholera imitatur ignem crescit in aetas regnat in adulescentia. Melancholia imitatur terram crecit in autumno regnat in maturitate. Phlegma imitatur aquam crescit in hieme regnat in senectute . L’intempérie, le trouble de caractère, la « mauvaise humeur » provenait d’un déséquilibre de la sécrétion de ces fluides. Le Moyen Age, qui, contrairement à ce que peut nous évoquer sa dénomination créée durant la Renaissance, se sentait vieux. C’est, pour nos littératures, l’âge des sommes et de la nostalgie : la Chanson de Geste évoque une chevalerie déjà ancienne et déjà rêvée. La mélancolie, à la fin de l’époque médiévale se vivait d’une façon presque univoque. Si certains se doutaient bien de son rôle positif, cette époque des sommes, des bilans ne voyait pas l’avenir en rose. Le thème de la danse macabre en témoigne. Car il est deux sortes de mélancolie ; l’une vient de la force et l’autre de la faiblesse ; la première est l’aile des âmes qui s’élève »nt, la seconde, la pierre de ceux qui se noient. Juliusz Slowacki in Anthologie de la poésie polonaise, 1965. Oui, durant de long siècles, alors même qu’on en connaissait ou qu’on en subodorait les aspect positifs, la mélancolie eut mauvaise réputation : elle se confondait avec l’acédie, la détresse morale, le désespoir. Ou, plus simplement l’ennui, l’oisiveté, « mère de tous les vices ». En même temps, le célèbre traité des Problèmes (XXX.)., longtemps attribué à Aristote posait une bonne question : Pourquoi tous les hommes qui ont particulièrement brillé en philosophie, en politique en poésie ou dans les arts sont-ils mélancoliques ? En Orient, dès le IVe.s. la mélancolie fut combattue comme impie, voire d’origine infernale. La discipline des moines tendait à en réduire la virulence. Les règles, de plus en plus dures ne l’empêchèrent pourtant pas d’atteindre les moines. Deux siècles plus tard en Occident, on continua de classer la mélancolie parmi les maladies de l’âme. On la confondait avec l’acédie, le sentiment de vanité, d’ »à quoi bon ». Certes, la pensée grecque néo-platonicienne la revalorisa : elle fut, çà et là, considérée comme indispensable au génie créateur. Mais aussi au courage militaire : Pour Aulu-Gelle, cette « source de l’énergie la plus noble » était la « maladie des héros ». Ensuite, on la considéra comme inspirée par le diable La « bile noire » nuisait au caractère de celui qui s’en affligeait : il connaissait l’avarice, la méchanceté, la concupisence, l’obsession sexuelle, la « délectation morose… et dans les cas extrêmes, sous l’influence de la lune, la lycanthropie. Devenu loup-garou, hurlant dans la nuit, le mélancolique devait fuir les chiens d’Arthémise en attendant l’aurore. La mélancolie put aussi se voir assimilée à la possession diabolique : des légions de démons guettaient ainsi les êtres humains, pour les conduire à vendre leurs âmes, à se damner, à se rendre au sabbat. La mélancolie fut un mal particulier des sorcières… La mélancolie fut aussi rattachée au Haut Mal, à l’épilepsie ou à l’hystérie. ainsi vit-on des chamans, des devins en crise entrer en transe pour dire l’avenir, renforçant, comme la Pythie leur état par des fumigations ou ingestions de drogues diverses. La mélancolie mène à tout. En contemplant la célèbre Mélancolie, gravure de Dürer, nous en pouvons comprendre certaines couleurs : l’ange mélancolique est entouré d’outils de géomètre, de métier, d’un carré magique, d’instruments de mesure ; c’est un constructeur. On voit, d’autre part, un bâtiment inachevé : la méditation, la réflexion mélancolique prend place dans le processus de construction, constitue une pause durant l’érection du bâtiment. Contemplation, évocation des fins premières, elle est une étape de l’éclosion d’une œuvre . Nous devons considérer pour l’instant que la Mélancolie est un sentiment adulte : la renaissance fut une sorte de retour en arrière, de retour à l’antiquité par le renouveau des études grecques, latines et hébraïques, de rajeunissement par rapport à la vieillesse ressentie de l’époque précédente. Aussi, loin d’y voir un désespoir, nous devons en comprendre l’aspect tonique, énergique, créateur, comme les différents aspects. L’âge classique fut mélancolique, autant que méthodique. La pméthode sans raison est une dépression vive : le siècle de Louis XIV, dans sa misère intime, portait en gestation des sciences rénovatrices. Les Lumières, époque de raison, mais aussi de mysticisme échevelé continuèrent ce chemin gyrovague. La Mettrie, niant l’âme, remit au goût du jour une théorie organique du comportement humain. Ainsi exprime t-il dans L’Homme Machine une théorie que l’on ne renie pas aujourd’hui : Un rien, une petite fibre, quelque chose que la plus subtile anatomie ne peut découvrir eût fait de deux sots Erasme et Fontenelle. Si La Mettrie, un « homme trop gai » d’après Diderot, découvre la Volupté de penser, il sait, même dans son Art de jouir savourer le « bonheur simple de la pure sensation d’exister » sans négliger d’éloigner l’atrabile, autre nom de la mélancolie pour « avoir le courage de supporter le fardeau de la vie et des revers ». Bref, ce médecin, cet homme qui connut les champs de bataille autant que le cabinet d’écrivain frôle la pensée de système sans y adhérer toutefois. Sa mélancolie, hautement active n’exclut ni le courage, ni une belle douceur nostalgique dans le sentiment d’être. Une équanimité bienveillante lui rend la « vie plus aimable que la mort ». C’est qu’il y pense. Avec ferveur. Un nouvel âge mélancolique s’ouvre, lumière puis romantisme : la mélancolie devient tout de même un état d’esprit, une autre pensée, la fécondité du monde. Cette mélancolie ne va pas sans risque.Mais elle demeure l’élément indispensable de toute création. Le fait de la considérer aussi comme tonique, féconde, active est liée à la Renaissance, comme nous l’avons vu. Elle l’est aussi à une autre renaissance : celle des Lumières : Le bonheur est nécessaire à tous et la poésie la plus mélancolique doit être inspirée par une sorte de verve qui suppose de la force et des jouissances intellectuelles. Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, (XVIII, 4), 1807. Le romantisme en complètera l’aspect ambigu, du suicide de Nerval à l’apothéose d’Hugo : La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. Victor Hugo, Choses Vues, 27 Septembre 1863. Honoré de Balzac l’assimilera à la digestion d’un bon repas : Nous aimons alors à rester dans je ne sais quel calme, espèce de juste milieu entre la rêverie et la satisfaction des animaux ruminants qu’il faudrait appeler la mélancolie matérielle de la gastronomie. Honoré de Balzac, l’Auberge Rouge. Matérielle, c’est-àdire-poétique, technique, aimante : l’esprit naît du terre-à-terre, s’élève, avance avec des gargouillis stomacaux. Sa forme burlesque vibrait déjà dans la nostalgie médiévale, dans les fabliaux. Elle revient dans la célébration des misères, lieu commun renouvelé : il est juste de souffrir et quiconque ne souffre pas ou n’a pas souffert est à peine digne de vivre. La littérature va célébrer cette mentalité et l’on ne verra plus, dans la mélancolie, qu’une tristesse esthétique. Le romantisme allemand évita cette vision. Le français s’y complut parfois. Mais l’énergie mélancolique résiste à tout. Surnommons-là « Quand-Même » et avançons. La mélancolie rimbaldienne, celle de Lautréamont aime à jouer avec le feu volé. Sa modernité lui fera cotoyer les états extrêmes, avec l’aide de psychotropes, du haschisch baudelairien au Yagué de Burrhougs en passant par le peyotl d’Henri Michaux. Cependant, ces « misérables miracles » ne convainquent plus. La mélancolie actuelle a mauvaise presse, même si elle sature le rap, le discours politique et la chansonnette. On ne veut plus l’assumer, mais elle se trouve « un peu là ». quant aux maladies telles que la dépression, on tente, fort mélancoliquement, de les réduire à des causes biologiques. Le cerveau a remplacé la rate : Si je comprends bien, la mélancolie c’est à la fois Lucifer et Einstein. Patrick Raynal, Melancolia, 1999. Ce retour à l’organique évoque les métaphores médiévales concernant la manducation des textes, la méditation gourmande, la digestion des grandes œuvres. L’adrénaline remplace ici les sucs digestifs. Ainsi digère t-on cérébralement le mal-être quotidien. Il est vrai que l’état de méditation profonde dans lequel les mélancoliques se trouvent facilement peut devenir subliminal ou hypnotique. En ce cas, pas besoin de drogues : on sécrète son propre psychotrope. Les divers neurotransmetteurs dirigent vers une situation de l’esprit qui peut aller jusqu’à la transe. Le chaman entraîné y parvient à volonté. Nous pourrions tous y accéder. Ecrire dans cet état nous amènerait hélas à une écriture bien banale, celle, répétitive, obsessionnelle proche de la vulgarité commune des mysticismes ordinaires. Pallier ce dommage revient au labeur le plus pur ; corriger, récrire, peaufiner. Le dérèglement des sens n’est pas celui de la raison. Du moins, celle-ci, condition du sentiment écrit ou élaboré en parole de cérémonie doit avoir le dernier mot. Il se prononce :poésie, mot d’origine grecque signifiant, au sens propre « action de faire ». Une raison déterminée organisant jusqu’au délire . Cet empire du raisonné constitue la condition sine qua non de la poésie, de l’art en général. La jouissance mélancolique redeviendra spirituelle et quelque peu cérébrale avec Monsieur Teste qui « jouit de son propre cerveau » et demeurera digestive avec le Momo, Antonin Artaud. Elle suit son cours, saturant les hommes et les œuvres. Nous allons l’explorer en tant qu’outil de la création, mais aussi substance, substrat de l’Art en général. La mélancolie nous fait ainsi passer de la tristesse à l’euphorie. c’est en ce sens qu’elle constitue le fondement de l’acte créateur qui doit englober tous les états possibles du cœur et de l’esprit comme du domaine viscéral. On s’en rend compte progressivement, logiquement, en langage, en sensations. Le délire s’inscrit dans la durée. C’est après que tout commence. Avec la liberté, l’exigence, l’œuvre. La forme la plus complète de la mélancolie, c’est la raison. Pratique et pure. Ou plutôt l’élan, l’appel, le désir, la tension : La grandeur, la vraie, l’absolue grandeur ne peut exister sans cette pression qui seule confère à toutes choses leur pleine densité et qui porte les forces de l’être à leur véritable tension ; sans cette tristesse en quelque sorte congénitale et que Dante nomme « la grande tristezza » qui ne naît pas d’une circonstance particulière mais de l’existence même. Romano Guardini, De la Mélancolie, 1953. Edgar Poe, Genèse d’un poème, une leçon d’écriture… romanesque. C’est une malédiction pour un certain ordre d’esprit qu’il ne puisse jamais satisfaire sa conscience de sa capacité à faire une chose : il lui faut à la fois savoir et montrer comment elle a été accomplie. Edgar Poe, Marginalia CXVIII. Dans Genèse d’un poème, Edgard Poe nous raconte comment il a écrit Le Corbeau. Baudelaire a douté de cette explication : Voilà un poëte qui prétend que son poème a été composé d’après sa poëtique … écrit-il dans sa Notice sur Edgard Poe. Il ajoute : … après tout, un peu de charlatanisme est toujours permis au génie. Le biographe d’Edgard Poe, John H. Ingram y voyait « a mere hoax », une mystification. Il apparaît que toute tentative d’élucidation des procédés de création constituent une mise en forme du savoir faire. Ce qui veut dire qu’un écart entre cette écriture analytique du procédé et la réalité de la composition est inévitable. Raymond Roussel n’ pas forcément utilisé les procédés qu’il décrit dans Comment j’ai écrit certains de mes livres. Il n’en reste pas moins vrai qu’ en suivant les pratiques décrites, nous parvenons à écrire d’une façon satisfaisante. Pourquoi, donc, ne pas faire confiance à Poe. Genèse d’un poème semble constituer un enseignement précieux. Lisons donc dans cette intention. Poe a pensé d’abord à la fin du poème : Habituelle action initiale de tout voyage ; au guichet de la gare, pour acheter son billet, il est nécessaire d’indiquer sa destination. Envisager la fin, le but, les prévoir permet de s’organiser au mieux. C’est le meilleur conseil qu’on puisse donner pour une dissertation scolaire. Dans certains cas, cela peut démarrer un roman d’une façon prometteuse. Bien entendu, il est tout aussi possible de partir à l’aventure. L’écriture sera orientée sans qu’on le sache, car l’improvisation se trouve toujours un sens. Commencer par la fin n’en est pas moins une façon de faire qui a fait ses preuves. Poe mentionne que Godwin écrivit Les Aventures de Caleb Williams ainsi. Il a placé son héros dans une situation particulière et, en remontant vers le début, il a pu ménager de nombreuses péripéties en connaissance de cause. C’est un choix. Notons que le hasard peut déranger les prévisions d’un auteur. On raconte que Ponson du Terrail se servait de figurines représentant ses personnages pour ne pas oublier le fil d’un feuilleton qu’il rédigeait au jour le jour, noyé dans les multiples péripéties de ses romans rocambolesques au sens premier. Pous se souvenir que l’un des ces personnage venait de mourir, il le couchait. Seulement voilà : une femme de ménage zélée releva ces défunts. Les lecteurs du feuilleton s’insurgèrent : alors quoi ? Dans l’épisode précédent, Untel fut assassiné. Et le revoici, bien vivant, comme si de rien n’était ! L’auteur n’eut plus qu’à justifier ces résurrections en expliquant comment, finalement, Untel avait, en fait, échappé à la camarde, par quels moyens, dans quelles circonstances. Ainsi naquirent de bien gouleyants épisodes se déroulant avec une savoureuse invraisemblance. Que cette anecdote soit vraie ou non importe peu : Elle indique simplement que nous ne sommes pas obligés de suivre le conseil implicite d’Edgard Poe. Elle montre aussi que la question du choix initial est vaste et constitue l’objet d’une décision délibérée. Poe déclare son but : la connissance du dénouement lui permet d’envisager clairement les combinaisons d’événements pouvant conduire à « l’unique effet » recherché.Le Corbeau est un poéme narratif. A vrai dire, tout poème l’est.C’est pourquoi la poésie, en général, avec sa densité formelle, peut servir de modèle pour l’élaboration d’une fiction. On peut écrire un roman à la façon d’un sonnet. Il en représenterait, en tant qu’exemple, une sorte de concentré. Cet élément de méthode joue donc au-delà de la forme particulière. Poe aime se souvenir de la rédaction du Corbeau. L’écriture, en effet, doit pouvoir procéder par jubilation. En même temps qu’un commentaire, que la relation de l’histoire d’un texte, Genèse d’un poème nous présente une belle nostalgie, une méditation mélancolique sur la manière de l’art. Après avoir décidé de commencer par la fin, Poe se résout à élaborer un long poème. Il le considère comme une succession de poèmes brefs, tous orientés vers le dénouement. Ce qui implique un crescendo. Il a, dit-il, affaibli certaines strophes pour ne pas nuire à cet effet. Chaque cellule ou « chapitre » doit être soigneusement organisé de façon à constituer à la fois un tout, un ensemble harmonieux en lui-même, permettant néanmoins la continuité, ainsi qu’une étape vers la fin. Voici une efficacité narrative délibérée. Ce qui nous peut servir de conseil, de précieuse indication, de l’ordre du tour de main, du savoir-faire. De l’artisanat. Toujours décidé, l’auteur s’occupe maintenant de l’effet à produire. Il choisit la Mort. Il ne lui reste plus qu’à trouver « par la voie de l’induction ordinaire » le thème de son récit. Ce sera « le ton de la plus haute manifestation du beau : la tristesse ». Il s’agira donc d’une beauté grave, sépulcrale, mélancolique au sens le plus noir. Notons qu’on peut parler de la mort d’une façon comique : le choix du ton est vaste. Nous verrons, plus loin, ce qu’en pense Miklos Szentkuthy. Ce ton sera renforcé par une certaine monotonie reposant sur un mot, le refrain : Nevermore, c’est-à-dire : jamais plus, car nous sommes obligés, en français de traduire en deux mots. Notons que, comme nevermore, jamais est déjà composé de deux mots réunis en un seul, ja et mais ce qu’on nomme tmèse. La monotonie s’exprime par ce refrain sonnant comme un glas. Poe choisit volontairement la voyelle la plus sonore, le o long de la langue anglaise et le r, consonne la plus vigoureuse . Hélas, l’effet se perd en traduction. La mélancolie, précise l’auteur, est « le plus légitime des tons poétiques ». Il s’agit peut-être du seul. Poe la considère au sens courant, voire restreint : c’est une souffrance.Nous savons que ce fut celle de Poe, qui semble avoir suivi ce conseil : En attendant sers-toi d’un mal dont tu n’es pas l’auteur pour faire tout le bien que tu pourrras. Bernard de Clairvaux, De la considération. Poe fait tout le beau qu’il peut. Notons que d’autre formes et expressions de la mélancolie existent cependant. nous verrons, au fil des pages qui suivent, ses variations parfois euphoriques. Elle n’est jamais loin, en tout cas, des autres tons, se masquât-elle sous la tournure d’un comique ébouriffant. Cette quête du beau ressemble à celle de Don Quichotte : le choix d’un destin héroïque a besoin de l’auxiliation ironiquement terre-à-terre de Sancho Pança. Il faut une autre voix pour accentuer celle du personnage principal qui médite dans sa chambre encombrée de « curieux volumes d’une doctrine oubliée ». Et d’un buste de Minerve ! il faut une autre voix, un Sganarelle pour Dom Juan, afin d’assurer un équilibre, une complémentarité. Poe voulant garder le ton de la tristesse ne pouvait pas introduire un personnage comique, ridicule ou enjoué : Point de Cocardasse ou de Passepoil. Aussi choisit-il une sorte d’équivalence permettant à la fois d’évoquer un double du personnge en sa chambre et son opposé, un inconnu emplumé de noir lui ressemblant quelque peu. Ce ne pouvait être qu’une créature « non raisonnable ».après tout, même chez Hamlet, le désespoir n’est pas déraison. Un fou ? Yorick à vif ? C’eût été faillir. Un oiseau. Comme le vautour d’Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci , susceptible d’ensemencer la voix du désespéré en lui faisant sucer ses plumes caudales ? que nenni. Ce corbeau ne ronge pas le foie de Prométhée : il excise le mot, le nevermore de son âme même.Le feu de l’amour a été repris par les dieux. D’où vient donc ce corbeau ? Question : Qui m’a jeté hors du gouffre ? Edgard Quinet, Ashavérus, 1867. Le voici, en tout cas ; il importune et il importe- ô trajectoires du sens !- au point que son nom d’espèce sera celui du poème. Corbeau ? corax, en grec : ce fut le nom d’un fameux maître de rhétorique qui fut mis en difficulté par un de ses élèves : deait-il le,payer ? Non, puisqu’il lui, avait enseigné la rhétorique de telle façon que l’élève puisse le convaincre de ne pas être payé. Notre corbeau, maître du sens, se paye d’un mot. D’un seul, mais révèle le bruit par son effraction : les rôles sont distribués, le volatile sera l’instrument de la torture. Alter ego à contraste : deuil en noir face à la lividité de la mort. Le procédé est sauf. On peut s ‘en souvenir dans le mijotage d’une fiction épicée. Le contraste se trouve ici, nonpas dans la rupture du ton, mais dans son renforcement, ce qui crée une esthétique du surcroît peu explorée. Il ne s’agit pas de redondance, mais d’une leçon de rhéthorique donnée par un corbeau jouant le rôle du congre d’Alice . Il concentre se qui est répandu, il retransforme l’extension en (ré) flexion. Prenons-en de la graine. L’effraction est l’un des thèmes fréquents chez Poe. Celle, bruyante de froufrous d’ailes, de froissements de ce poéme n’est pas sans rappeler l’arrivée de L’Ange du Bizarre, dans le nouvelle éponyme. On peut considérer l’une comme le double de l’autre. Un humour grinçant exalte un autre ton mélancolique dans le texte en prose et ménage un effet singulier.Mais ce n’est pas sans rapport… Nous avançons vers l’effet final. L’originalité recherchée de ce « simple récit » à l’écriture « cossue » ne s’obtient pas avec une versification particulière : Poe y insiste : les octomètres acatalectiques et les tétramètres catalectiques sont courants dans la poésie anglophone. Leur combinaison l’est moins, mais enfin, ce n’est pas une innovation époustouflante. Cependant, elle présente un effet particulier que renforce le mot unique du refrain. Nous verrons plus loin l’importance des aménagements phonétiques et prosodiques appliqués à la prose.Ce qui est dit du vers pourra nous servir à l’amélioration de nos phrase et à leur bonne organisation en périodes. Poe excipe d’une « succession de complexités ou plus proprement de combinaisons ». Sachons nous souvenir que cette complexité sous-jacente est nécessaire pour créer l’apprente simplicité du poème, du texte en général. Elle lui donneun caractère ritualisé, comme celui de la relation d’un meurtre. Ou comme une cérémonie religieuse chrétienne avec l’ostension d’une hostie. Quelque chose se dévoile.Mais à rebours : la communion d’esprit entre le corbeau et celui qui se trouve là révèle non pas la vie, mais la mort. Poe insiste sur cette simplicité ritualisante .Le « courant souterrain de la pensée » n’affleure qu’en dernier lieu: le poème suit sa route sans métaphores. L’effet d’étangeté ou Werfreimdungseffeekt vient d’ailleurs, de cette présence lancinante du corbeau juché sur un buste de Minerve. Une seule apparaît, tout à la fin : le mot cœur : Arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte. Et le corbeau dit : Jamais plus. Le Corbeau d’Edgard Poe représente un modèle de progression dramatique. L’élucidation, peut-être fallacieuse, de son élaboration dans Genèse d’un poème mérite d’être méditée. Le tout constitue effectivement une leçon d’écriture romanesque, voire scénique. A vrai dire, ce n’est qu’un retour au source : le roman, la fiction en général procèdent de la forme poétique : les épopées, les sagas furent d’abord versifiées, scandées, rythmées, mise en forme d’une façon organisée pour obtenir certains effets. Nous y retrouvons les même crescendo et autres types de progressions émotives. Même muet, un texte parle, se parle : la parole seule est puissante : Il est temps de ne chercher ses paroles que dans sa conscience. Alfred de Vigny, Journal d’un poète, 1835. Humour et contrepoison. … Je m’ennuye de vivre et mes tendres années Gémissent sous le poids de bien peu de journées, Mais je prends comme un port à la fin de l’orage Dédain de l’avenir pour l’horreur du passé. Jean de Sponde, Stances de la Mort. La pratique de la mélancolie, qui déplace les montagnes, puisqu’il y a des saints, de la foi, de l’amour, vise à gagner un surcroît de conscience. D’être, et allez donc ! A la façon des polders rognant l’onde amère et néanmoins salée. Ca ne va pas sans humour. Le nom même de cet état d’esprit, s’il n’est pas qu’une attitude, nous ramène à l’étymologie mélancolique, humeur noire, car l’humour rose, on s’en fout. D’ailleurs, il n’existe pas, à moins d’évoquer quelque gauloiserie qui n’est point notre objet. L’humour mélancolique a besoins de vertus plus hautes.doit-on vendre son âme au démon intérieur ? ce serait trop simple. Contrairement à ce qui est simplement comique, l’humour engendre la mélancolie de même qu’il s’en noourrit.Ce n’est pas de la rigolade mais du rire, parfois sardonique. On ne se marre pas. On ricane de temps en temps. La mélancolie, sous l’aspect de l’humour qui doit en faire partie conduit à une dignité hautaine. Une solitude aussi. A l’identité pure : devenir soi même en étant toujours plus que soi. Ainsi, malgré la pesante tristesse, l’abattement, nous prenons nos distances. L’Art c’est d’abord éviter la psychose, la dépression, la mélancolie au sens clinique, seulement clinique. Cette dernière n’offre pas plus d’agréments qu’un abcès dentaire et ne mène pas loin. Il y faut des analgésiques, des drogues, de la pierre quasi tombale, du lithium. Les grands accès d’un Maupassant ou l’alcoolisme d’un Jack London, d’un Antoine Blondin les empêchèrent d’écrire. Jeu dangereux, certes, que celui du créateur confronté à l’abîme. La plupart des gens tentent d’oublier, d’éviter, de fuir l’inquiétude fondamentale, celle qui est liée à la mort et que nous portons tous. Pourtant, chez certains artistes, les drogues n’ont pas tout de suite anihilé le pouvoir. Elles participèrent parfois à la création. Toutefois, elles n’ont jamais donné que des nuances nouvelles, parfois précieuses. La périlleuse tendresse de l’héroïne a marqué la voix, le jeu de Chet Baker. Ce genre de modification, pourtant, se perçoit mieux dans la musique, art d’instant, que dans la plupart des autres disciplines. Les modifications dues au stupéfiant n’ont rien pallié du mal profond. Tout au plus ont-elles posé un peu de distance, d’éloignement. L’humour y parvient plus radicalement tandis qu’on crée aussi et parfois malgré les drogues. A moins de distiller ses endorphines, de secréter son propre stupéfiant : De même que de la vipère on tire la thériaque, de même je voudrais, des racines de ma maladie, extraire son antidote. Robert Burton, De la mélancolie, 1621. On instaure l’extériorité par cette pratique. Distiller son propre poison c’est déjà de l’humour. Il est absolument nécessaire à la mélancolie constructive qui ne se résout pas à une pratique morose, mais délectable de l’introspection. L’humour seul permet à la fois d’être et ne pas être, soit en succession, soit en contemporanéité. Sérieusement pratiqué, il éloigne provisoirement la mort d’avant la mort. Il s’agit toujours de se dédoubler, comme de prendre un autre, un monde de soi. Ce qui revient à se connaître de l’intérieur par une psychophorie euphorique, de l’extérieur par une autoscopie scrupuleuse. La création montre ceci de mélancomlique qu’elle se nourrit et peut se réjouir de sa propre douleur. Qu’elle en jouit par cette précieuse distance déjà évoquée. S’ajoute le vertige du danger intérieur : on ne basculera pas dans le gouffre ! garder la distance de soi à soi-même, de l’autre à l’autrement dit c’est forger l’outil de l’existence, de la sienne et de celle de l’œuvre. Engueulons donc les anges et sourions aux démons : Jacob et Faust nous ont précédé dans cette voie… La « politesse du désespoir », c’est-à-dire l’humour, s’il évite la dérision, devient une vertu hautaine qui nous empêche de faire peser sur les autre une amertume projective : c’est de soi-même qu’on rit, mais on ne rigole pas. C’est en fait, plus qu’une politesse, l’absolue résistance au désespoir. Violence en demi-teintes ? Façon de calculer le cap, d’user de science balistique pour préparer l’impact au bout de la trajectoire du sens ? Il nous faut Essayer de rendre un peu de dignité au monde par la dérision. Michel Quint, Effroyables Jardins, 2002. Après tout, la mélancolie pourrait devenir une mystique. L’humour, volontaire ou non, de Charles Quint tâchant inlassablement, au monastère de Yuste, de faire sonner toutes ensemble plusieurs horloges nous oriente vers cette idée de destin, d’heurs qui passent tandis qu toutes blessent et que la dernière tue. On raconte qu’il assista à une répétition en costumes-une couturière- de ses propres obsèques. Cette légende nous pose la question d’un humour fondamental de la dépression mysticoïde. L’humour possède un sens rageur du sacré. Mais pas forcément de la religion. Car le fait religieux consiste à relier quelques-uns dans la paix tout en tuant les autres qui ne font pas partie du groupe.Or, faute de se tuer, tuons en soi ce qui ne participe pas du destin, de la volonté d’œuvrer : Rappelons-nous ce vieil adage : Si vis pacem para bellum. Si tu veux maintenir la paix, prépare la guerre. Il serait d’actualité de le modifier : Si vis vitam, para mortem. Si tu veux supporter la vie, organise-toi pour la mort. Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1964. Ainsi le mysticisme mélancolique éviterait-il le dogme : L’amour religieux conduit à haïr ceux qui n’aiment point comme nous. La mélancolie est amour pur, nostalgique et devenir en jachère. Sourire et tristesse, rire et « espérance désespérée ». Nostalgie aussi, évocation d’amour perdu : Sans nostalgie du passé il ne peut pas exister de rêve d’avenir authentique. Michaël Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie, 1992. La mélancolie s’adresse au monde. En soi comme en dehors. Mais elle est aussi solitude. Elle isole et, malmenée, ne peut tuer que soi,le même, ce devenir. Ce n’est pas obligatoire. La mélancolie, grave comme l’humour, saura nous transformer en phénix. Cet oiseau fait renaître tout objet du désir. Dès lors, la mélancolie n’est plus guère dépression. La tension ressuscite : Nous observons que c’est autour de la question du non-sens et de l’absurde une fois résolue par la résignation ou par l’humour que s’inscrit la mélancolie dans ce qu’elle révèle de savoir irréductible, de déjà su, de déjà vu et de déjà entendu. Marie-Claude Lambotte, Esthétique de la mélancolie, 1983. Irréductible ! Sinon, nous souffririons en vain .Sans distance, sans élégance, sans dédain : L’humour est une tentative pour décaper les grands sentiments de leur connerie. Raymond Queneau, Les Œuvres complètes de Sally Mara. Tases. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on est heureux qu’avant d’être heureux. Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse. Le poème de Poe, comme l’explication de sa plus ou moins fallacieuse élaboration s’organisent en procès, en durée. Il y a un « tout d’abord » suivi « d’ensuite » et de « puis ». Le récit va son bonhomme de chemin, constituant le macrocosme du texte, dont, en ce sens, la phrase est le microcosme. L’un et l’autre présentent leurs attendus, se déroulent. Le rythme, le tempo leur donnent vie. C’est maintenant qu’il faut penser la période. A la fois en elle-même, comme la voulait Bossuet, et comme représentation élémentaire du récit lui-même, de son élaboration. Mais aussi en tant qu’organisation mentale analogue à la mélancolie préparatoire dont les étapes peuvent, peu ou prou, ressembler à cet envol. L’idée de période constitue pour moi une sorte de morale du récit. La protase (soit ce qui prend place avant la tase, la tension) évoque la situation initiale, colère d’Achille ou déclaration liminaire d’une canicule sur le boulevard Bourdon. Mais aussi début aporique de la déréliction mélancolique. Ce peut être une excitation, une agitation… Tase, c’est-à-dire mise en appétit, teasing, organisation de la tension, comme dans le strip tease…C’est le moment magique pouvant mener à la rencontre amoureuse comme à la déception. Cependant y réside la charme de la distance, de l’inaccompli, de l’inassouvi…. Le flirt peut s’ensuivre, c’est-à-dire l’apodose (en grec : restitution), le moment de rapprochement la danse plus ou moins valse-hésitation, rituel d’approche, ou affleurement de l’idée noire lorsqu’on se prépare à sombrer dans la déprime prémélancolique. Nous verrons qu’il faut savoir se dédoubler, être en soi et hors de soi dans ce dernier cas, pour que la mélancolie puisse devenir opératoire. Cette attente, cette étape de l’apodose suit l’exposition : on a commencé, il faut poursuivre. On a intrigué ; voici le retour du sens, la restitution d’un manque d’ailleurs inexistant, le retour au réel organique du désir, la nature au galop. On peut en retarder l’effet par une antapodose, un jeu de demi-teintes d’indécision peuplé d’ « à quoi bon » ou de « pourquoi pas » explicites ou rythmiques avec dissonances en mineur enchevêttrant le désir et la fin en retard ambigu de jouissance : je veux ma phrase, ma phrase me veut, et nous la voulons organisée dans la période, dans l’amplitude naissante. Ce qui est, de soi à soi, l’entrée dans l’intime, dans l’obsession, dans le rituel parfois tristounet du ressassement. Car ça se travaille dur, une apodose, une antapodose, une pause dans le récit, nun sommaire, un résumé… L’apodose ne peut pas nous faire sortir de la tension, ni même l’apaiser. Le mélancolique vit ce stade en intériotit é, en in-tase, si l’on peut inventer ce mot pour décrire le contraire d’une extase. Enfin, la clausule se rythme avec ce naturel appliqué, mais serein qu’offre le polissage, avec l’ombre douce-amère d’une fausse conclusion, ceci jusqu’à la fin du récit, du poème, du texte. Cette fin qu’on appelait jadis catastrophe, ce qui signifie : « retour ». L’âme du poète recule pour mieux sauter… ou pas ! Pourquoi ne pas tout planter là ? a quoi ça sert tout ça ? Ah ! tout est bien égal. Parfois, le rythme s’impose, comme une estocade. Et c’est reparti. Cet ordre inévitable ou peu s’en faut conduit au vrai plaisir d’écrire fait d’amertumes soudaines, d’hésitations et de découragement. Autant voir l ‘une des appellation allemande de la mélancolie, schwermut, littéralement « esprit lourd ». Quoi que mut signifie « courage », « cœur » dans le sens de « cœur à l’ouvrage », même si c’est de mauvais cœur que l’on va persister. Que l’on va décider, deviner le destin du récit, le supputer, le supposer le prédire ce que résume le verbe vermuten. L’amertume persiste, puisque wermut, dont nous avons fait vermouth, c’est l’absinthe, artemisia absinthum, l’herbe d’Artémise, déesse tutélaire, dans son assimilation à Trivia, à Hécate, du déréglement des sens, du cauchemar, de la folie. Wermut ? Joli mot qu’on peut aussi décomposer en qui, wer, (est ou possèce ce) Mut, cœur, ce courage, quel est ce cœur loud, schwer, mélancolique, amer, voire hypocondriaque ? Ce n’est pas rien, puisque l’acte d’écrire pose la question de la personne autant que la mélancolie. C’était l’une des grandes préoccupation de Musil. Nous devrons en reparler. L’intériorité issue de l’acte d’écrire, de tourner autour de la tension se résout par l’extéririté de la lecture : découvrir une tase hors de soi, extase si l’on veut, mais surtout se laisser aller par le regard à la pénétration simultanée du son des mots (mêmes lorsqu’on lit en silence) et du sens. Qui dit rhétorique, art d’écrire, de lire, conscience de ce retournement, du jeu de l’interne de l’externe, du masque ou personne et de l’être dit retournement, rétroversion, mais non pas recul : on avance droit devant. C’est le sens du mot prose, que l’on fait en le sachant, sinon ce n’en est pas : prorsa oratio, discours qui avance comme tel comédien désignant son propre masque. La prose ne peut être qu’écriture : Molière le savait et c’est une ironie de plus, souvent inaperçue, qui ridiculise le savantasse accaparant M. Jourdain. Voici donc une approche de la mélancolie active à partir de son souffle, de ses systoles et diastoles, organisée comme ce certain langage de l’écriture. Incorporation du monde, mais évacuation de la réalité, jeu de miroir entre soi et tel ou tel reflet, intériorisation, rumination, remâchement, ratiocination, digestion sous l’acidité d’un suc endogène, d’une bile noire à la lourde amertume. Le rythme de la phrase devient sa propre humeur, état d’âme, sécrétion comme la mélancolie est don, abandon à la noirceur de connaître la lumière ou le noir absolu. La phrase, la période, nostalgiques de leurs propre élaboration se composent d’espoir : on va d’une tension à l’autre, on désire, on assouvit, ça recommence. La mélancolie serait en ce sens la nostalgie de l’amour, le désir fou de l’amour n éanmoins perdu, ou impossible, voire absent. Grammaire, rhétorique, période et accès d’humeur noire sont des crises. Avec acmé et autres stases constituant un érotisme mordant de la pensée en acte : écrire. La Mélancolie procède du lyrisme. L’intériorité s’y déroule en langage, en langue, en rythme de l’une traduisant l’autre. C’est sans doute le fonds propre de toute poésie. L’image, seule transmissible, de la vraie vie vécue, le sens du sens. Aussi, comme la mélancolie, l’inspiration, l’énergie littéraire, l’idéation, la formation d’imagine agentes procède facilement par déplacement, métaphore, analogie, glissements de sens ou jeux de mots. C’est pourquoi le romancier, l’auteur de fiction est souvent un poète, aussi. On sait qu’Alvaro Mutis, immense poète, vint au roman « sur le tard ». De plus, il raconte lui-même et démontre que certains de ses romans viennent de poèmes revus, repensés, réécrits, déplacés au point de vue de la forme et du souffle. Ce jeu, mélancolique s’il en fût, du grand Colombien s’ajoute à la cohorte des poètes romanciers ou des romanciers poètes. On voit, chez Hugo, une profonde interraction entre les deux domaines. Dumas semble remplacer la voix poètique par une superbe théatralité : on la remarque dans les dialogues. Il s’agit toujours de voix. Nous sommes en présence d’un élément de méthode qui va quelque peu a contrario de l’écriture « blanche ». Ce n’est qu’une apparence : le dépouillement minimal est aussi poètique. Il se pourrait, en tout cas, que pour nous, écrivains, l’écriture de poèmes, la scansion, le ryhme puisse servir à la rédaction romanesque et vice-versa. L’ écriture, dans sa perpétuelle quête du sens (qui est la seule vérité profonde, si ce mot signifie quelque chose) doit y penser : le rythme révèle, et c’est bien ceci que nous cherchons. Ce qui nous permet de retrouver nos chers vieux graveurs. Les graveurs de la Renaissance représentaient l’Apocalypse, ce qui est Révélation en grec autant que la mélancolie. L’apocalypse nous montre Jean dévorant le Livre : les planches se lisent, se dévorent des yeux. Altdörfer, Dürer nous le montre d’une façon saisissante. Le soin d’écrire procède de cette attitude : on mange avant d’écrire ce que l’on va écrire, on le relit ensuite, nouvelle dévoration. Un autre thème pictural, la Vanité, invitait à penser la mort. C’est à dire d’affronter un point final, un explicit, la fin de toute tase. Connaître… Ecrire demande cette conscience particulière de soi qui assimile cette pratique à la mélancolie. On s’y dévoile aussi. Invisiblement. Cet invisible constitue toute la question de l’écrit, comme de l’être. C’est dire qu’il y a, au sein de la durée dans l’acte créateur, un point de vue à ne pas négliger : une manière de voir la composition en creux, sorte de taille-douce. Pratiquer l’élaboration du récit en privilégiant que ce qui existe entre les tensions, image, rythme poètique, mesure de la prose, etc. comme on pourrait définir la musique comme silence élaboré entre les notes. Cette provisoire perception du métier donne un précieux recul et correspond aux stations mélancoliques. Comme, évidemment, aux phases de l’amour fait ou ressenti. Ecouter, apprendre, voir, trouver sa voix. Mainte et mainte fois Van Gogh répète qu’il n’a d’autre désir que de mener la vie simple. Il n’est extravagant que dans l’emploi de la matière. Tout va dans l’art. c’est un sacrifice si total qu’en comparaison, la vie de la plupart des peintres semble pâle et sans valeur. Henri Miller, Plexus. Eudora Welty prône un « renoncement au passé ». Tout en écrivant son autobiographie, elle dénie sa propre nostalgie. Elle en sature pourtant ses pages. L’auteur montre même une certain plaisir lorsqu’elle découvre son arbre généalogique. Ceci bien avant la mode actuelle de la recherche des ancêtres européens qui bat son plein aujourd’hui Outre-Atlantique. Tant il est vrai que toute audace sérieuse vient de l’intérieur. Eudora Welty, Les débuts d’un écrivain, 1989. Les Débuts d’un Ecrivain proviennent de conférences faites à Harvard en 1983. Mais ce n’est pas la seule raison qui pourrait expliquer qu’en racontant sa vie, son cheminement vers l’écriture, elle parle si peu d’elle-même. Et surtout qu’elle ignore apparemment toute mélancolie. Elle s’attache à décrire une enfance sans ambage, organisée, privilégiée.Simple. En racontant sa vie, Eudora Welty l’organise en apprentissage de l’écriture. « C’est le désir qui crée la fin », disait Simone de Beauvoir. Aussi, cette organisation procède t-elle par un intitulé méthodique de chacune des trois parties de son ouvrage. Le première s’intitule : Ecouter. Il s’agit d’entendre. rappelons qu’en français, la valeur des verbe entendre et écouter a changé : entendre signifiait un attention, une volonté, le fait de tendre à… ecouter portait un sens plus passif. Le début des œuvres médiévales insistait sur ce fait en doublant l’énoncer. Le trouvère demandait à son public d’entendre et escolter . Disons que le processus décrit par Eudora Welty consiste à entendre, au sens actuel, d’abord, puis à écouter attentivement, fût-ce aux portes. Ce qui permet, ensuite d’être réceptif à ses propres « voix intérieures » : Quand je travaille à une nouvelle, j’entends mes propres mots prononcés par la voix-même que j’entend quand je lis un livre. Quand j’écris et que le son de cette voix me revient aux oreilles, je prends la décision de changer quelque chose. J’ai toujours fait confiance à cette voix. Elle écoute les conseils de ce qui parle en elle. Mais négativement : voilà l’un des secrets ; ne pas se laisser aller aux musiquettes a priori satisfaisantes. Remettre en question ces mélodies trop suaves. Nous ne sommes pas si loin de la voix extérieure du « gueuloir » de Flaubert. Autre méthode, certes… Ce qui ne se fait pas sans mémoire. Dans ce discours, dans tout le livre, il n’est pas question de mélancolie. En fait, Eudora Welty évite constamment de la mentionner. Certains signes, au fil des pages, me font penser que l’auteur est au moins dépressive, qu’elle pratiqua une dépressivité parfois hyperactive se niant elle-même. Il y a là quelque contorsion discrète et pudique. Ce qui ne manque pas de vigueur. Car il s’agit quand même de passer de la voix au silence. Sans toutefois s’arrêter d’écouter. Une autre attention s’installe : Que de choses il se dit entre les lignes : une scène, c’est plein de sous-entendu, d’indications, de promesses, de choses à découvrir pour en savoir davantage sur l’humanité. Il me fallait grandir et apprendre à écouter pour entendre le non-dit aussi bien que le dit- et pour connaître la vérité il me fallait aussi reconnaître le mensonge.
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