30 janvier 2006
Le Miroir et le masque 11
Yeux.
Encore les seins ? Ce n’est pas encore l’origine du monde, autre creux de la féminité, mais au moins quelque caverne révélatrice,dite « gorge » surtout chez les femmes bien pourvues, avec ombre portée : le folklore masculin adolescent, peu avare en gorges chaudes, parle de celle qui, même sur la plage, « garde les pieds blancs » ou qui «prend sa douche sans se « mouiller les pieds »… gros seins, image du fantasme, emblème du désir , commerce des peep-shows aux miroirs sans tain. Ou encore paire d’yeux comme chez Magritte, miroirs de l’âme, sommets du buste…
Them their eyes.
Les yeux du loup ne savent pas se tenir ! Ils ne tiennent pas en place, érectiles, les voici qui s’élancent vers le Chaperon rouge « revisité » par le cartoon. A condition que les yeux ne restent pas en place. Encore que, ces yeux là, Them their eyes, comme dans le standard bien connu des jazzmen, peuvent s’offrir la débandade. Ils seraient visibles, néanmoins, durant leur turgescence, même si le loup portait un masque. Ce n’est pas toujours le cas : Certains masques cachent les yeux. Nous allons revenir. Et encore à propos de soudure… au pont, à l’arc : ce sera un arc aussi électrique que le coup de foudre.
Protection.
Le soudeur à l’arc utilise un masque protégeant son visage et ses yeux. Comme le masque de l’escrimeur. Ou le heaume du chevalier…
Nostradamus, Charles IX, Ambroise Paré.
Voir sans risquer ses yeux ! Le voyant Nostradamus a rédigé l’une de ses Centuries dans laquelle on veut bien voir qu’il pré-voyait l’accident de joute qui tua Henri II. On sait que la lance de Montgomery se brisa et qu’un éclat pénétra l’œil du souverain. Avant qu’i ; meure, il fut soigné. Par Ambroise Paré. Et humaniste, cet homme généreux n’en vivait pas moins selon les mœurs de son temps. Tout en se montrant moderne, expérimentaliste : on sacrifia six hommes, six repris de justice pour que le chirurgien essaie de comprendre la marche à suivre pour sauver l’œil du roi, et le roi lui-même : Pour grand que soient les rois, ce ne sont que des hommes, et leurs semblables, leurs frères leur sont suffisamment identique pour qu’on essaie sur les autres ce qui échouera sur l’un…
Loin du carnaval.
Comme le heaume, le masque d’escrimeur, celui du soudeur à l’arc est opaque. Il n’ y a aucune possibilité de voir les yeux du porteur, du masqué. Il s’agit de masque qui protègent, et qui ne dissimulent que par nécessité. Nous sommes loin du carnaval. On ne peut, comme les amants avant le baiser, avant de les clore, regarder qui que ce soit les yeux dans les yeux… encore faut-il les conserver…
Taillefer.
Verres de contact : ils ne sont plus en verre, mais l’idée reste. Lentilles : complices du miroir pour voir les étoiles au moyen d’un télescope. Mais voilà, l’arc et l’œil ne font bon ménage que s’ils regardent dans la même direction : C’est une flèche dans l’a oeil qui tua le trouvère Taillefer, durant la bataille d’Hastings (1066). On le voit sur la Telle du conquest, la « tapisserie » de la reine Mathilde à Bayeux. Taillefer déclamait la Chanson de Roland pour encourager les Normands au combat : Ressembler à Roland par la bravoure, les qualités guerrières, tel était l’enjeu. L’exemple est aussi miroir : on s’y voudrait voir.
Soudeurs.
Une flèche éborgna, tua le trouvère. Mais revenons à l’arc : celui-ci sera électrique. Et c’est la pénible aventure des soudeurs à l’arc que le masque ne protégea plus :
C’est une fois rentrés chez eux que les deux ouvriers ont retiré leurs verres de contact et que la cornée est venue avec, rendant les deux hommes aveugles.
La Montagne, 7 septembre 1987.
Encore les micro-ondes !
Tout ça parce que les arcs électriques produiraient des micro-ondes (évidemment !) « Susceptibles d’évaporer en un instant le film liquide sur lequel flotte la cornée ». Légende, rumeur, certes. Mais les micro-ondes sont décidément curieuses : cuisson de viscères, de cerveau, et colleuses de lentilles…
Bridges et arcs.
Œdipe n’est pas loin : la lumière révélée fait perdre la vue. Mais espérons que ces deux ouvriers ne s’étaient pas faire refaire les dents, et que leurs compagnes non plus : Bridges et arcs sont à consommer avec modération ! Pont des soupirs, flèche de Cupidon !
Le Sens.
Signification du sens.
Que veut dire le sens ? Que signifie t-il ? Un seul mot, trois sens. Ou significations, reflets déformés les unes des autres comme dans un miroir trouble ou carrément très sale. Sauf que c’est la chair de la langue, l’idiome. Trois sens ?
Francique.
Aux temps de la Chanson de Roland, c’était : « l’action de sentir ». Perception, donc ou sensation. Le mot francique *sinno signifiait alors « direction ». La proximité phonétique des deux mots, le latin et le germain, en on fait un seul, représentant de ce fait l’histoire de la Gaule, romaine, puis franque en passant par le monde dit gallo-romain. « Le français est une langue romane qui porte un nom germanique ». Reflet du temps, de l’histoire.
Relation.
Le mot sens, ainsi engendré, en vint à définir une relation. Entre un objet perceptible renvoyant à une autre réalité que lui-même. Mais que reflète cette première réalité de la seconde ? Jeux de miroirs, de masques, de reflet ou d’ombre, encore et toujours… Si notre point de vue s’y prête : l’œil est derrière le masque, rebondit sur la glace…
Comprendre.
Trois directions possibles, donc. Trois perceptions. Le sens c’est la direction, vers où l’on peut aller. C’est aussi ce que le mot nous dit. Et encore ce qui permet de ressentir, par exemple de voir un miroir ou un masque. N’oublions pas aussi qu’il est entendement, une ouïe particulière qui décrypte et comprend. Qui « prend avec soi ». Le sens est une intégration de cette relation : Ce qui est dit est extérieur, on se l’incorpore. A moins qu’on ne s’en masque. Ainsi, dans tous les sens, s’engage le sens. On se l’approprie.
Le bon vouloir du dire.
En termes de significations, reprenons le jeu d’une langue étrangère. En anglais, « vouloir dire », c’est to mean. Mais ce mot n’a pas qu’un seul sens. Comme nom, il désigne aussi le moyen. Pire, en tant qu’adjectif, il désigne le méchant à la vindicte des autres. La méchante reine (mean) cherche un moyen de demeurer belle. Elle écoute le sens (mean) de ce que lui signifie le miroir. Manquant de bon sens, cette insensée, hors du sens (fors senée en ancien français) se dirige dans la direction de la maison des sept nains pour offrir une pomme à Blanche-neige dont le sens du goût ne percevra pas celui du poison. Les mots ne peuvent se contenter de se montrer masques s’ils ne sont pas miroirs informants. « Littéralement et dans tous les sens ».
Insultes et injures.
Et notre fuite devant ce foisonnement, notre volonté de langage dit « exact » se défiant de l’ambiguïté sereine des vocables qui s’offrent ne saurait masquer notre impuissance à maîtriser le sens des choses. Restreindre le langage, par exemple à des fins scientifiques, le traiter de logique, voire même de logique philosophique, c’est en insulter les bases et s’en interdire les sommets. Quelle injure ! C’est le blesser, l’infirmer. Il s’agit d’une démission. D’une lâcheté. D’un manque de bon sens. Ô carnaval des mots ! C’est bien ça qui dévoile au miroir de conscience le reflet alterné des miroirs signifiants. Faites des phrases, mais ne dites pas tout !
Dans quel sens ?
Non ! Ne dites pas tout. Surtout pas:
La spinac or la tu
Gigereto o turlo
E rucho spagula letto
Je le tu le tu le tua
La der ser paubroquer
Lusern seprer jau muchar
Essu confes apocha
Ponka valla ponka
Va senora seletuna
Voulez-vous le taximètre
Le jonta tu la zita
Je le tu le tu le tua.
Charlie Chaplin, chanson du film Les Temps modernes, 1936.
Chaplin, l’acteur sans masque, au visage blafard prononce une parole dénuée de tout fard : le reflet fallacieux d’une langue imprécise! Des mots qui ne seraient plus le miroir des choses Le reflet des idées ! Des mots de grand chemin, se fourvoyant loin des avenues de la signification. Cela est juste et bon, car :
Le sens interdit à la langue d’être écoutée pour elle-même.
Bernard Heidsieck, Tombeau de Pierre Larousse, 1958.
Volonté du sens ?
Le sens : masque des mots ou miroir du signifiant ? Quelque chose intrigue dans l’expression française « vouloir dire ». Tel mot « veut » dire telle chose. Comme si le mot avait une volonté propre. Comme s’il devait se jour un enjeu de clarté faite d’effort : Etre mot, c’est une sorte de morale du sens, même si, de ça, de là, surgissent des moyens d’équivoque, de méprise ou de jubilation : jeu de mots et mauvaise foi, par exemple. Le mensonge ne nuit pas au vouloir-dire ; il en est un aspect plutôt glorieux. C’est par le mensonge que l’homme se découvre lui-même. C’est en se mentant qu’il se forge un masque intérieur qui le trompe, lui, mais qui le rend souvent ridicule.
Prendre possession du monde.
Mentir ? C’est prendre possession du monde. C’est aussi rêver. On fait de très beaux rêves avec des mauvaises intentions, de la triche dans le vouloir-dire. On dit alors son vouloir à telle réalité qui ne se défend pas forcément. Et c’est le mensonge du pouvoir qui permet de conquérir le monde. La dictature est au prix du mensonge. La liberté l’incarne et le démasque avec vigueur pour le plonger en plein réel, parmi reflets et faux-semblants, ressemblances et disparates. Il y a là une sorte de nécessité :
Le mensonge est une forme d’intelligence,
Boris Cyrulnik, Psychologies, Mars 1999.
Un enfant qui ne mentirait jamais serait gravement malade.
Imago.
La légende veut que George Washington n’aie jamais menti. Il n’a rien fait d’autre ! Il a menti à propos de son adultère avec une esclave noire, il a dissimulé, rusé, etc.… Mais il a fallu créer cette légende, la bâtir. Et infliger au monde le fait que tout se passe comme si Washington n’avait jamais menti. L’erreur, en ce sens, rejoint le mensonge : Quand on croyait que la Terre était plate, tout se déroulait effectivement comme s’il en était ainsi. Elle était plate, tous les jours. Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Ainsi va le miroir du monde dans l’intensité, parfois futile, de ses représentations… Imago…
Tel songe, tel sens.
Le rêve de soi chez ceux qui se mentent à eux même, à propos d’eux-mêmes ne permet pas de changer l’homme ou la femme qu’ils sont. Simplement, ça permet de discerner la malhonnêteté, la paresse affective. Tel gringalet s’imagine costaud, voire croit l’être sans mythomanie. Tel psychotique profond se trouve normal. Et c’est la définition même de sa maladie… Et tant pis si on leur dit : « regarde-toi dans une glace ». Le reflet, lui aussi, tiendra le rôle d’un masque. Tel songe, tel sens. Imago d ego.
Auto-déclaration.
Le masque social délibéré est l’auto-déclaration. En général, c’est l’affirmation d’un mauvais caractère : « Moi, je suis comme ça ». Il convient de le dire, des fois qu’on en douterait. « Moi, je n’aime pas qu’on me marche sur les pieds ». Etrange choses que de le dire : Tout le monde adore ça, évidemment. L’auto déclaration donne l’illusion qu’on prend une place au monde correspondante à ce qu’on veut dire, qu’on veut être. On croit même qu’en affirmant un caractère de chien, on sera aimé ! Imago d’ego démago ! Il faut fuir les gens qui s’auto-déclarent ainsi : ils finissent toujours par nuire. Les gens qui vont bien parlent assez peu d’eux. Ou alors à un prêtre, ou un psychanalyste. Des professionnels, quoi. Des arracheurs de masques. Des révélateurs du sens masqué… Dire « je suis »… suivi d’un complément, c’est mentir. Mentir c’est être. C’est penser telle image de soi en cas d’auto-déclaration : Ego démago d’imago en forme de cogito ! A gogo.
La sœur du rêve.
Des miroirs aux autres traits, qui feront ressemble ce qui leur est dit à un reflet, de plus en plus fidèle d’un possible réel. Ou d’une existence impossible. C’est à ce moment là qu’on pourra rêver juste (car nos rêves nous mentent aussi) en tâchant d’obtenir, s’il n’est pas cauchemar, qu’il soit « plus long que la nuit » en rejoignant sa sœur, l’action, qui n’existerait pas sans lui. Construire, c’est rêver. Avec efficacité. Et c’est retrouver le sens du miroir, ce que veut dire le reflet qu’on s’offre de soi à soi :
Eh bien, ceux qui s’en sortent sont ceux qui rêvent le plus.
Boris Cyrulnik, Psychologies, Mars 1999.
Un mot.
Il y a donc du sens : ce n’est pas rien. Le monde, par le langage, devient volonté et représentation, l’un ou l’autre, l’un et l’autre, c’est selon. Le langage peut masquer ou révéler le sens. Mais, même s’il représente, il demeure un fait, parfois indépendant du sens qu’il donne. Un miroir reflète tout ce qu’on lui donne à… voir ? Non : tout ce qui est devant lui. Il peut tout représenter. Le sens ne peut pas tout déclarer. Il peut devenir l’ombre des mots, leur obscurité même… ou devenir le reflet d’une chose. On ne saurait tout en dire. Ni dire le tout. Autrement, un seul mot suffirait peut-être. Pourquoi pas « non » ?
Taire le rien ?
Ne pas tout dire ? Ce n’est pas une excuse pour taire le rien :
Cicéron: S’il ne se passe rien, écris pour le dire.
Cicéron, Epistulae ad Atticum, VI, 11.
N’est-ce pas suffisant ? Alors, voici une autre conclusion due à Cab Calloway :
Just skeep beep de bop bop beep bopdo dope skeetle at de op dee-day !
Qu’on se le dise !
L’Artiste : Au delà de tout masque, au delà du miroir.
Collection de masques
Le poète, l’artiste, seuls peuvent collectionner les masques sans qu’ils leur collent à la peau. Ce qui permet d’être pleinement, complètement soi, sans tricher dans sa solitude au milieu de la foule, toujours carnavalesque, généralement hostile. Normalement hostile, car l’Art révèle terriblement la trahison de soi qu’on nomme conformisme :
L’art est le miroir de nos idéaux trahis.
Doris Lessing, Le Carnet d’Or.
Un certain silence.
L’artiste doit posséder un certain silence. Il s’agit peut-être de son capital. Il pense, mais doit surtout réfléchir, se trouver de l’autre côté des miroirs, fussent-il déformants du monde tel qu’il va :l’art est toujours réaliste. Sauf quand il veut l’être. Dans ces cas désastreux, le mensonge et patent et le masque opaque. Et ça se démode vite : le réalisme d’aujourd’hui fera hurler de rire demain tant il paraîtra surfait, approximatif, maladroit, prétentieux. Depuis que le monde est monde, la vraie peinture pu, à la rigueur représenter, jouer de l’effet de réel, du trompe-l’œil, du sujet ; elle n’est pas réaliste. Car, même dans l’anecdotique, elle sait transposer. Et va au-delà des apparences. Sinon, on s’en foutrait : un mauvaise photo suffirait à combler nos quérulences esthétiques.
Le creux du tambour.
L’artiste se trouve au-delà (il en meurt souvent) autant qu’en avant. Même le plus ringard ; car ça le dépasse. Il n’incorpore pas la réalité ambiante, il la reflète, la renvoie encore plus vraie. Plus cruelle souvent. C’est pour cela qu’on le persécute souvent. Ce reflet est analogue à l’écho, puisque le son singe la lumière. Pensons au tambour du griot dont le creux, le vide intérieur et la condition de l’information, du message, de on accompagnement. De l’art. Il est la voix qui résonne autant que sa condition, consubstantiel à quae geruntur, à ce qui arrive ou advient. Une histoire racontée, comme un tableau exposé n’existe que par ce creux, ce vide qui organise. Autrement :
… la plupart du temps, ce qu’on vous raconte est nul. Dans les rares cas où quelques éléments originaux et troublants s’y rencontrent ils sont comme noyés confondus dans un mélange indistinct. Il y manque à la fois l’obscurité de l’origine et le passage par l’anonymat du conteur.
Jean-Claude Carrière, Raconter une Histoire, s.d.
L’appel.
Car même célèbre, l’artiste, dans on silence intérieur, possède un anonymat secret, une désappellation intime, un arrachement du masque, du nom, de l’origine par dissolution en lui-même: il est l’ancêtre. Il peut nommer. Comme Morphée, lui arrive de devenir le sosie du monde entier. Pire : il peut alors porter tous les noms de la terre et des hommes. L’appel ? Feu dévorant !
Le gai savoir.
Science avec patience, l’artiste conquiert l’être. Invente l’essence, puisqu’elle n’existe pas. Crée ce dont il vint quelle que soit son histoire. Devenir ancêtre demande au moins le rire de Sara. Car, en humour certainement, en faim ardente surtout, en toute voracité :
Une qualité humaine incongrue, aussi revêtue de sombre ou bien aussi dénudée qu’on la voudra est sous-jacente à l’art : la gaieté.
Jean-Claude Silbermann, « Hors de propos » Le Jour me nuit, 1999.
Fût-on désespéré, voire suicidé du monde. Il faut être. Devenir en tout cas :
Etre artiste, c’est être.
Jean-Claude Silbermann, « Le saumon, la cerise et le gardien du trait» Le Jour me nuit, 1999.
Artiste, marchand de salades, négociant en d’états d’âme ? Pas seulement : Hypermiroir, hypermasque ; du réel investi.
Devenir complètement foule.
La solitude de l’artiste prend du nombre. Elle peut devenir légion. Elle grouille dans son monde univers intérieur. Elle révèle le monde. Elle est une sacrée bonne leçon pour l’ordinaire, le commun que ça fait enrager. Par intense jalousie, car être libre en soi-même n’est pas donné à tous :
Seuls l’écrivain le savant l’inventeur doivent leurs gains au travail personnel sans la plus légère souillure d’exploitation.
Auguste Blanqui, Critique Sociale, « la propriété intellectuelle », T.II.
Et la foule le fait payer très cher. Qu’importe : Soyons plus, soyons mieux :
In solis sis tibi turba locis
Tibulle, IV, XIII, 12
Opium.
Mais pour cela, il faut réfléchir, se penser soi-même, s’affronter. Se regarder en face. Et ne pas se laisser mouvoir comme une marionnette. Comprendre que le carnaval, comme la mode influence et nous crée de faux désirs. Ce qui se nomme orthorexie : appétence « correcte » ou délectation normée. Ces faux désirs masquent les vrais, les intimes, les profonds sans même les refléter. , sous ombre de transgression, voire politiquement telle. Formellement normale. Et l’on croit aimer ce qu’on est obligé d’aimer dans la mélancolie sordide de festivités parfois luxueuses, toujours clinquantes. La liberté n’est pas le choix d‘un opium plus fort que les autres. Mais de savoir ce qu’on aime vraiment. Aimer ? C’est être:
Je dis que mes désirs (…) ne sont peut être pas conformes à mon tempérament. Toujours cette affaire de possibles qui me déroutent si bien que j’en viens à méconnaître mes véritables goûts.
Robert Pinget, Graal Flibuste, 1966.
Arrogance.
Pour retrouver le carnaval, il faut couper les fils de la marionnette. Un peu de dédain suffit. Mais une attitude arrogante serait mal perçue par les autres, les masques qui se marrent. Vous pouvez inventer un vaccin, devenir un saint, sauver l’humanité, si l’on vous perçoit comme « arrogant », méprisant » ou « prétentieux », vous serez détesté. Le bien que vous aurez fait ne sera pas reconnu si vous ne vous composez pas le masque idoine, genre « modeste et bon enfant », ou encore « populaire » ou « pas fier ». Haïssez les « pas fier » : ils mentent. Seuls les arrogants ne trichent pas. Ceux qui sont perçus comme tels. Le bien, dans le monde, est établi par des arrogants, des prétentieux, des méprisants, selon le vulgaire. Selon ceux qui vivent en honte d’être ce qu’ils sont. Et masquent sous une modestie obligée, puisqu’ils sont nuls à chier, leur saloperie, leur haine, l’horreur de ceux qui les dépassent. Ils sont mauvais miroir de la beauté féroce. Mais miroirs tout de même, de qualité restreinte. Un peu d’habileté permet de s’en sortir pour échapper du groupe et se trouver, se retrouver, devenir son propre miroir, le sosie de soi-même:
Des miroirs, somme toute, vous savez bien que chacun peut les traverser facilement avec une brindille de talent. En revenir, donc.
Jean-François Bory, « Personnage dérisoire en contre-jour devant un alphabet », in Françoise Janicot, Poésie en action, 1984.
Poètes.
Poètes ? Artistes ? Il s’agit simplement de gens qui sont humbles et non modestes, et fiers de ce qu’ils font : de vrais gens. L’anti-masque. Ils sont d’ailleurs trop bons. Qu’ils deviennent donc méchants ! La haine reçue en échange du don de soi n’en sera que plus forte !
O poètes, vous avez été orgueilleux, soyez plus, devenez dédaigneux.
Stéphane Mallarmé, Proses de jeunesses. « Hérésies artistiques ».
Là, pas de masque ! Ou alors, il s’agit de se déguiser n soi-même, de devenir son propre sosie. Poète ! Tu es beau ! Regarde-toi dans la glace. Et imagine-les faisant de même, comme s’ils étaient là, devant toi, reflétés. Là, tu sais qu’il y a en eux quelque chose de toi. Et que tu y échappes par ta propriété d’unique qu’ils ne peuvent tolérer. Regarde-les dans un miroir qui ne te ressemble plus. Ils stagnent. Ecoute la voix muette du miroir qui les reflète et fait écho dans ton propre silence :
Devant le miroir du vestibule j’adopte cette irrésistible narquoise aux lèvres… le joie suffisante d’être médiocre… de le savoir…s’en vanter comme d’une volonté aux aboutissants longuement réfléchis et lourdement pesés dans le passé…
Otto Ganz, Sarcophage, 1999.
La foule aura ta peau. Parce que tu es toi-même. Pas elle. Eux. Ces…
En manque d’innocence.
Attention à la foule, à ceux qui se masquent ainsi, à l’hypocrite masse. Ces gens font leur propre malheur. En détestant les humains de bien « arrogants », ils sont capables de tuer. Le masque, le carnaval n’ont guère d’innocence. Avec les uniformes et le bris des miroirs (la destruction des livres et des œuvres d’art, ce qui revient au même), ils sont le fondement toute dictature. Forcément populaire.
Le masque ôté, après le carnaval, il ne reste plus qu’à se regarder dans la glace. On se sent vaseux. Et là :
Qui n’aurait envie de renverser la table de ses désirs et de ses dégoûts ?
Robert Pinget, Graal Flibuste, 1966
Renverser :inverser. C’est toujours du reflet. Tricheur ou poète ? Se voit-on beau ou moche, là, devant ? Masque ou miroir ? Rira bien qui rira le dernier !
Intermède : Théâtre d’ombre. Personne, saynète.
Personnage : Ombre, miroir, montre
Caractère : Personne.
Personne : Je suis Personne, je sais ce que je dois faire. Je me rase le matin dans un miroir à bon tain. Je possède une montre, mais aussi un visage. Mon ombre m’est fidèle et j’ai dell’arte… Ce qui explique pourquoi j’aime regarder l’heure. Ma belle sœur est venue passer quelques jours chez nous. C’est elle que j’aurais dû épouser… Ma femme est trop… austère.
Montre : la dernière tuera.
Ombre (bâillant, au reflet) : Je suis fatiguée. Et j’ai toutes les raisons de croire que tu ne m’aimes pas.
Miroir : je suis toi, tu es noir comme la suie, essuie-toi.
.Visage : Je suis regret, inflexion, quelque honte bredouillée, si je m’affronte en laid. Mon mystère est squelette. Je suis ma propre guerre, la masse de mes possibles. Enfant lourd, vieil adulte. Tous ici ! Mais pas là : Miroir, tu n’as pas de cœur. Je suis farci d’un crâne.
Miroir : Embrasse-moi, visage, j’aime ta bouche chaude.
Personne ma jeunesse (il regarde sa montre), le lait se vendait en vrac. On apportait un bidon gris. C’était pareil pour le sang des abattoirs qu’on, faisait boire aux anémiques. La crémière, une femme aux beaux yeux, possédaient deux gros seins blancs. Comme ceux de ma belle-sœur, mais en plus imposants. Sacré crémière ! Sacrés nichons ! Aussi deux que ses yeux, aussi blancs que son lait Elle les secouait en riant. C’était une rieuse. Elle faisait son beurre.
Montre : Je brille la nuit. Il me regarde aussi. Mais beaucoup plus souvent. Qu’il m’embrasse donc moi ! Mon cadran reflète selon certains angles. L’homme s’y voit en vrai, tandis que l’heure tourne.
Montre : J’envie le cadran solaire : Il n’existe plus à l’heure du chien, du loup, entre deux, c’est fini. Il est confortable de mourir chaque soir. Il regarde le soleil en face. Ca fatigue.
Visage : Chacun sons vis-à-vis c’est toute une leçon ! Vie à vivre, là est touts la question. Tu te regardes toi, en face, visage ! Yeux à brûle pourpoint, frise trogne, frôle hure, rase tronche. Le nez !
Visage : au miroir : Que vois-tu donc sans moi ? Du néant aux petits pois ? Une salade de fruits ? Une cuisine, un faitout ?
Miroir : une nature morte. Ce n’est jamais moi qui pleure. Et je n’ai pas de barbe. Tout en moi est léger, agile souple. Tu me bouges ? Tu verras autrement…
Personne : Oui, du sang… aux abattoirs. On les a démoli. Le temps passe (il regarde la montre) J’ai vieilli. Comment fait ma belle-sœur pour paraître si jeune ? Il est vrai qu’elle passe des heures dans la salle de bain. Elle doit utiliser des crèmes de beauté, des laits rajeunissants… Moi, j’ai des cheveux blancs (il se regarde dans le miroir). Et le visage rougeaud, sanguin. ..
Visage : Calomnie ! Je suis blanc, lunaire, laiteux, pâle, chlorotique, anémié !
Propriétaire : Du sang, oui ; on en donnait à boire aux rachitiques. Non, les vampires ne venaient pas aux abattoirs, même à Londres. Je connais bien Bermondsey. C’est là qu’on abat les bêtes. Et que Dracula se réfugia. Mais les vampires ne vivent que la nuit. Les bouchers travaillent dès le matin. Ils se lèvent tôt. Les anémiques aussi. De toute façon, les vampires n’aiment que le sang frais, directement puisé sur la veine jugulaire. C’est comme ma femme : elle raffole du lait encore tiède, tout juste trait du pis de la vache.
Miroir : Décidément, ce Personne est stupide. Il ; me les casse…
Ombre : 7 ans de malheur.
Montre : je suis chronographe. La date est sur moi. Le quantième du mois. Sept ans c’est beaucoup. Je ne les ai pas. Ni en grosses coupures, ni en mitraille : minutes, secondes, tierces, centièmes minimes… Mes degré d’angle seraient à zéro si je payais cette addition : sept ans de malheur… Une guerre, peut-être. Avec des bombes au phosphore. Ca aussi, j’en ai plus. On dansera sur les décombres.
Personne : Pour le lait comme pour le sang, on se servait des mêmes bidons. Qui aurait confondu ? Aucun n’est plus beau que l’autre. Des bidons d’aluminium. C’est terne, on ne se voit pas dedans (il se regarde dans la glace) Le lait nourrit. Ses protéines passent dans le sang. Rouge et blanc, joli… Si on renverse un bidon de lait et un bidon de sang, ça ne sera pas rose !
Ombre, s’étirant : Encore ce miroir ! Il se tait le soir. La montre ? Sale temps revolver, reflet dans l’histoire ? Le fait de savoir crasseuse mémoire, mauvais souvenir
Miroir : La fin de l’histoire, celle du soupir.
Ombre : On te souffle la mort en pleine gueule. Le dernier, allez donc, qui me ternit la vitre !
Personne Autrefois, des ouvriers travaillaient dans les mines de phosphore pour fabriquer des chiffres et des aiguilles de montre. Et des têtes d’allumettes. Ou des bombes, pour la révolution. Le phosphore, c’est dangereux : les montres d’aujourd’hui (il regarde sa montre) sont faites autrement….
Miroir : Je ne suis que surface.
Visage : enfant du silence ?
Miroir : rien de tout cela.
L’ombre est allongée, elle se compte, se dénombre : elle n’a pas grandi ; midi bientôt
Visage : un mot m’attend quelque part. C’est peut-être un souffle.
Miroir : Le mot de la fin ?
Visage : Tu n’es que mensonge.
Miroir : je n’ai pas de temps.
Personne : à propos de phosphore ; on nous donnait à manger du poisson, lorsqu’il fallait préparer une composition scolaire. Ca rend intelligent, ça renforce la mémoire. LA poissonnière, elle aussi, possédait deux gros seins. Pas les mêmes. On dit que son mari jouait à glisser des anguilles dans son décolleté. Ces commerçants sont trop vulgaires, ils manquent de la plus élémentaire pudeur ! Le poisson est étalé sur la glace. JE crois que la boulangère m’excitait. J’étais jeune alors (il regarde la montre)… La poissonnière me tentait aussi… que choisir ?
Visage : LA belle-sœur de Personne s’en va bientôt.
Montre : Demain, paraît-il. Cette femme pudique ne s’est pas dénudée pour faire sa toilette. Miroir : elle n’a d’abord pas pris de bain. Elle était sale. Elle puait. Elle n’a pas voulu se mirer en moi, dans le miroir d’un autre : Elle trouve que c’est indécent. Elle est très dévote et mange du merlan le vendredi midi, ou du maquereau, de jolis maquereaux qui miroitent dans la mer…
Montre : Et qui grillent dans la poêle !
Visage : on ajoute du vin blanc.
Personne : J’ai réussi tous mes examens. C’est grâce au phosphore. A vrai dire, il n’y en a pas tant que ça dans le poisson : autant manger des têtes d’allumettes. La preuve : aucun merlan ne brûle si on le frotte contre une surface marron. Il faut veiller à ne pas trop cuire le poisson. Il est prudent de regarder la pendule de la cuisine (il regarde sa montre), sinon, ça s’effiloche. Les poissons sont des animaux à sang froids. Parler dans le désert revient au labyrinthe : ça se trouve dans l’oreille interne et ça équilibre.
Visage : du vin blanc sec. Alors, cette femme ? La belle sœur ?
Miroir : On m’a voilé, elle s’est lavée. Elle porte des dessous orange. En dentelle.
Visage : Orange ?
Miroir : C’est la mode.
Montre : Elle s’est lavée sans se voir ?
Miroir : Elle regardait une photo. J’ai soulevé un coin du voile… J’ai vu.
Visage : Voyeur !
Miroir : tu peux parler !
Visage : bien sûr, j’ai une bouche. Pas toit.
Miroir : Si tu me vois, j’ai ta bouche
Personne : Le haddock est un poisson fumé qu’on fait cuire dans du lait. Il est d’une couleur évoquant l’antirouille, le minium. J’aurais bien voulu niquer la crémière. Un vendredi. Je l’aurais attaquée en traître, par derrière tandis qu’elle aurait été en train d’acheter du poisson. J’imagine : Je trousse sa jupe, j’ouvre son corsage, brutalement : les boutons sautent dans les encornets. Ses seins à nu pointent dru, rougis, comme des têtes d’allumette, à cause de la glace. Elle se les écorche aux coquilles des moules. Quelques gouttes de sang coulent ! Hardi petit, Quelle coquine, cette crémière ! Ca lui plaît ! Tiens, au fait : Elle ressemble à ma belle sœur. En plus dodu. Ma belle sœur s’en va demain. Dommage : elle a un beau cul. C’est-elle que j’aurais dû épouser ! J’en suis sûr, maintenant ! J’avais le choix ! Hélas, il est trop tard !
Miroir : Sans se voir !
Ombre (s’étirant) : A l’aveugle, ou bien alluma t-elle la lumière ?
Visage : Et son ombre ?
Miroir : Elle n’est pas pudique à ce point là… Elle regardait une photo.
Visage : En se lavant ?
Miroir : Tu le sais bien ; ne fais pas l’innocent !
Ombre : c’est vrai : je l’ai vue, moi. Par la lumière. Tube au néon.
Reflet : Et toi, Visage, par le trou de la serrure Le miroir du couloir t’a surpris, voyeur.
Visage : je suis pardonné ; elle n’est pas très belle.
Ombre, miroir, reflet (au visage) : Il n’y a que l’intention qui compte : tu es donc coupable !
Visage : Pas moi, pas moi !
Personne : Pareillement, j’eusse aimé m’envoyer la poissonnière. La sauter comme on rissole une sole meunière. A plat, dans la farine.
Visage : Pas moi, l’être à ma face ! L’intérieur, mon labyrinthe intime. Le désir de celui qui a face de moi.
Ombre : L’intention est tienne. Ca se voit sur toi. Ton expression…
Miroir : C’est complètement idiot ! La femme de Personne, vous voyez ?
Ombre et visage : Oui.
Visage : Elles sont jumelles, Elles se ressemblent comme si l’une se mirait en moi ! Ca ne sert à rien de regarder l’une plutôt que l’autre ! C’est pourquoi, pour ne pas se regarder dans le miroir d’autres personnes, elle contemplait la photo. Elles sont pareilles, alors, forcément…
Visage : Quelle photo ?
Miroir (excédé) : Celle de sa soeur… Tu la matais, ne fais pas l’hypocrite !
Ombre : N’empêche que l’intention…
Visage : Je vous ai bien eus, car je porte un masque ! Ce n’est pas moi (il l’ôte, il est évidement pareil sous son masque).
Propriétaire : Dans la farine, oui, comme une neige impalpable… Blanche comme ses seins…
Ombre, miroir, masque, Visage : Ce sont bien là des fantaisies de Personne.
Rideau ! (et sur ce rideau brillent quelques éclats de strass).
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