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orlando de rudder
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3 décembre 2005

Mélancolie PRatique 8

Transparences et reflets : Tel passeur de lumière. L’homme est le miroir d’une ombre. Pindare, 8e. Pythique. Le miroir de ce que nous sommes ou fûmes, de l’éternel soi en nous, tarabustant le je, termite du ciboulot, écraseur de mémoire… Miroir ou Psyché ? Amour ou toujours ? Hier ou encore ? Maintenant ou tout de suite ? Méfiez-vous des psychés Qui reflètent vos vingt ans Elles sont feintes Norge, « Autoscopie » , Plusieurs malentendus, 1926. Miroir peu rassurant, enlaidissant le trait, miroir qui nous savoure en tant que temps perdu. On lui parle parfois. A moins qu’il ne s’agisse de la voix du reflet, de ce qui souffre en image, face-à-face, inéluctablement, avec ce silence là. Qui bruit de tous les sens. Experior curis et dare verba meis Ovide, Tristes, V, 7, 40. Miroir, perte de temps, reflet d’aucun, de moi. Et de l’ombre du noyer, sous la lune. Cette lune que représente Séléné comme Hécate… Elles symbolisent parallèle. Une fois écrite, la page n’a pas de choix, mais un destin tout de même. On a résolu le dilemme du carrefour, on a trouvé la voie. Le sens ? On le cherche toujours… le décrire n’est pas l’écrire. Voici ce qu’est le futur : cette impossibilité réitérée ! Miroir, glace sans tain, ou encore « illumination », vitrail ? L’écriture éclaire. La clarté de la langue, ou son obscurité jouent de la clôture, de l’hermétisme ou de l’évidence aveuglante : c’est la vue. La tâche du verrier le rend humble parce que la lumière lui rappelle sans cesse qu’elle est insaisissable, tandis que la pratique de l’écrivain est arrogante parce qu’elle englobe les choses dans une vérité arrêtée Bernard Tirtiaux, Le Passeur de lumière, 1993. Quel miroir serait humble ? Peut-on se permettre ce luxe, l’humilité ? On trouve dans une patrologie l’histoire de deux ermites. Chacun tentait de devenir plus humble que l’autre. A la fin, ils se battirent. Etre humble, c’est devenir frappé. Le désert du poète se trouve aussi en lui même et son style, sa colonne est une tour d’ivoire plutôt imaginaire. Verrier ? c’était, avec l’écriture, la poésie, l’une des seules activités qu’un noble pouvait exercer sans déroger. Ce sont des activités nobles en elles-mêmes. Assumons un juste orgueil. Voire pire, devant les Phillistins qui parasitent la vie, la culture, l’amour : O poètes, vous avez été orgueilleux, soyez plus, devenez dédaigneux. Stéphane Mallarmé Proses de jeunesses. Hérésies artistiques. L’Art pour tous. Ce n’est pas une attitude, mais une nécessité, en ce monde de banquiers. On en meurt fusillés, comme Garcia Lorca. La noblesse demande ce dédain. Voit-on Prométhée se comporter humblement ? donnons le feu, la lumière. « rendez-moi véhément », priait Virginia Woolf. Quelle lumière est timide ? Le je de l’autre demande la mémoire, l’orgueil de la vivre et la lumière réfléchie ou filtrée par le miroir, le vitrail, l’eau vive,le silence ou l’adversité. Procédures et procédés. Mon esprit pense à mon esprit et mes yeux regardent ma main. Paul Valéry, Alphabet, 1976. Queneau, en célébrant les règles, les techniques dont parle aussi Baudelaire réagit à la fois à une conception bourgeoise, cucul, et romantisante de l’inspiration commes à « l’écriture automatique » des surréalistes : Cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu’il connaît est plus libre qu’un poète qui écrit tout ce qui lui passe par la tête et qui est esclave d’autres règles qu’il ignore. Raymond Queneau. Le Voyage en Grèce. C’est nier la conquête de l’immédiateté. L’automatisme se montre plus convainquant lorsqu’il est pratiqué par des gens cultivés, c’est-à-dire qui connaissent les règles, parfois d’une façon telle qu’ils n’en ont plus conscience. Si Hugo pouvait improviser des alexandrins, c’est bien parce qu’il en avait appris la forme, la construction depuis belle lurette . Il s’agit d’une sorte d’incorporation mentale qui féconde la spontanéité. Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes . Julien Green, Journal 15/08/ 1956 Ecrire « tout ce qui nous passe par la tête » serait tentant. C’est le conseil de Ludxwig Borne, dans son ouvrage intitulé Comment devenir un écrivain original en trois jours. Notons quccccouvrage fut offert par Sigmund Freud à Martha, avant leur mariage… Toutefois, le poète qui écrirait ainsi ne peut exister : il faudrait un tel travail pour parvenir à cette absolue spontanéité qu’on ne saurait pas même l’envisager. De plus, tenter de noter ce à quoi on pense, contamment modifie la pensée même et devient une sorte de technique d’écriture, pour peu qu’on s’y consacre. On finirait par diriger le flux mental. Et l’on finirait peut-être par redécouvrir des techniques d’inspiration. Grace Pailey adoucit cette hautaine perspective : Écrivez sur tout ce que vous ne comprenez pas du tout, si vous pensez détenir la vérité sur un quelconque sujet, passez à autre chose. Grace Pailey, C’est bien ce que je pensais, 1999. L’inspiration, c’est « penser à autre chose » mais aussi penser autrement. C’est l’oubli conscient des habitudes. On peut y joindre celui des règles et des contraintes. Il sera illusoire : elles agissent comme des réflexes conditionnés. Il est des inspirations qui ressemblent à des transes, à des états sophroniques ou hypnotiques. La transe est organisée en discours, comme ce qui apparaît dans ces états. Elle n’en observe pas moins des règles implicites. Sinon ce qu’elle révèle serait plus qu’incompréhensible : inexploitable. Vacitiner, c’est parler dans un ordre différent. L’état d’inspiration peut sembler fortuit. En fait, elle arrive souvent par nécessité.Beaucoup d’auteurs voient un problème de rédaction se résoudre soudain, au moment où l’on s’y attend le moins. D’un seul coup, en effet, on « pense à autre chose », ce qui est une bonne méthode. Ce qui arrive par association d’idées, par analogie, par des je-ne-sais-quoi subtils qui sont le fondement même de notre esprit conscient et inconscient. Penser à autre chose nous délivre souvent, même si, parfois, on ne l’accepte pas : Jamais je ne’oublierai ma mortification lors d’un festival Wagner à Munich, d’avoir assisté à une représentation admirable de Tristan et Isolde sans en rien entendre. Les toutes premières mesures déclenchèrent ma rêverie et je me mis à songer au livre que j’éceivais : d’un seul coup les personnages s’étaient mis à vivre devant moi et à tenir de longues conversations. Je souffrais avec eux et parageait leurs joies ; les années défilaient, riches en événements : les printemps éveillaient ma ferveur, les hivers me trouvaient affamé et transi ; j’aimais, je haïssais, je mourais. Somerset Maugham, « le pain de l’exil », Amours singulières, 1995. Somerset Maugham se découvre en flagrant délit d’inspiration, en train de « penser à autre chose ». Il ne mentionne pas qu’il a entendu la musique et qu’elle fut peut-être, tout ou partie du déclenchement de sa méditation, rêverie active, contemplation. On sent, dans la « mouvance Queneau », une justification de l’écriture. Une morale de l’élaboration transparaît comme s’il était révoltant qu’écrire, à force d’avoir travaillé, aimé, pratiqué, pensé, « aille de soi ». La contrainte, « formule chimique » de la création ne peut constituer qu’une étape. Elle ne produit que des textes incomplets : on y ajoute nécessairement le souffle. Il faut dépenser un autre type d’énergie pour saisir et conserver l’état d’inspiration. Ce qui demande de la vigilance, voire de la brutalité : Ne flanez pas en sollicitant l’inspiration ; précipitez-vous à sa poursuite avec un gourdin, et même si vous ne l’attrapez pas vous aurez quelque chose qui lui ressemble remarquablement bien. Jack London, Profession : écrivain, 1980. L’inspiration, ça se provoque. Mais c’est du vif-argent : ça vous glisse entre les doigts. Et l’on ne parvient pas, même si l’on maîtrise bien les techniques de méditation, de roumégnage, de marmonnement mental. Même si l’on peut s’ échapper des ruminations et macérations pour faire jaillir un cri du cœur lentement, mais inconsciemment ourdi. Chaque mot naquit-il depuis le fond des âges pour surgir d’un seul coup, déchirant soudainement un certain silence de notre âme ? La liberté est un travail à temps complet. La contrainte de type oulipien, comme les procédures des grands rhétoriqueurs font partie de notre boîte à outils. C’est ce que déclare Christiane Baroche à propos de notre cher et regretté Jacques Bens : Ce piler de base de l’Oulipo me semblait trop inféodé à la contrainte, laquelle a ses limites. « Monsieur Bens », Le Feuilleton, Revue de la société des Gens de Lettres, n° 8, automne-hiver 2001-2002. La contrainte, qui, sous une forme ou une autre a toujours existé ne dispense pas du talent. Celui de Jacques Bens, subtil, élaboré, parfumé provenait aussi de bien autre chose. D’une qualité humaine, celle que nous devons cultiver. Et dont une vie d’écrivain est la quête infinie. Pour beaucoup, l’écriture commence après. Lorsque tout a été essayé. Quand il faut écrire vraiment, remanier, comprendre, aimer ce qu’on a obtenu, cet embryon de texte obtenu par la technique, la contrainte ou tout ce qu’on voudra et qu’il faut parfaire et compléter. En revanche, ce qui est « inspiré » naît parfois intouchable, cohérent dans sa forme : il n’y a rien à changer. C’est par le mélange de toutes ces possibilités qu’on écrit véritablement, complètement, allègrement. De grâce, n’oublions jamais La phase spéculative de toute production Henry James, Lettre à Edith Wharton, 7 mars 1908 Rhétorique et prosodie. Car il est évident que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l’organisation même de l’être spirituel. Et jamais les prosodies et le rhétoriques n’ont empêché l’originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu’elles ont aidé l’éclosion de l’originalité serait infiniment plus vrai. Charles Baudelaire, Salon de 1859. L’erreur est de croire que des esprits grincheux se sont jadis ingéniés à nous inventer des contraintes stérilisantes. Les arts poétiques, les rhétoriques, les manuels de versification provenaient de l’expérience : des érudits remarquèrent qu’un poème écrit d’une certaine façon exhalait un charme. Ils tachèrent d’en percer le secret. Ils en décrivirent les différents élements. Puis, afin d’aider l’apprenti poète, ils composèrent des manuels destinés à d’égaler cette beauté. Ils servirent à l’apprentissage d’à peu près TOUS les écrivains, jusqu’à notre époque. Néanmoins, il ne semble pas toujours nécessaire de les lire avant d’écrire : ils risquent de « bloquer » l’élan de l’apprenti. En revanche, le poète, l’écrivain chevronné affectionnent souvent les vieux traités lorsque le temps les fait écrire en réfléchissant sur l’écriture, en se pensant écrivains. La sincérité, la vérité, la profondeur, ça s’apprend lentement, comme la spontanéité. Il faut un long travail de purification, de distillation, une alchimie de l’essentiel. C’est une autre histoire. Cependant, prosodies et rhétoriques ne remplaceront jamais la pratique délibérée d’une expérience intérieure. Cette dernière, faite de lectures, deméditation, comme celles que l’on a proposé ci-dessus ne s’opposent pas à la ritualisation des arts d’écrire et autres Gradus ad Parnassum. Cependant, écrire ne se résume pas à une série de trucs, une panoplie de procédures. Elles n’en servent pas moins d’aide-mémoire, d’élucidation, de pense-bête et d’élément de recadrage ou de « ressourcement ». La prosodie, d’autre part est une fort bonne école. Pour elle-même, pour le vers, mais aussi pour la pensée : rien n’est plus efficace que d’écrire d’abord en vers ce qui sera prose. La pensée martelée par le rythme trouve une force étonnante. Ensuite, on « dérime » avant de casser le rythme trop visible, on donne de la souplesse, de l’allant, du moelleux, voire du gras à la phrase. Les mauvais vers fournissent parfois de bonnes proses… A ce propos, la versification n’a jamais autant connu de succès qu’aujourd’hui. Elle s’est adaptée au rythme de la langue actuelle, mais elle suit strictement les bonnes vieilles règles ou s’y essaie.La chanson, qui semble si moderne, conserve cet arcahaïsme. Aujourd’hui, la mode est aux femmes écrivant des choses fort crues. L’éternelle versification peut constituer l’instrument d’un renouveau de cette tendance : Le grand truc me concernant, c’est que j’écris en respectant strictement les formes fixes. Des sonnets, des villanelles, des canzones, des sextines, ce genre de choses, ce qui en soi, n’a rien de très neuf, c’est le moins que l’on puisse dire. Sauf que, en même temps qu’elle se plie aux contraintes formelles, ma langue est celle de la rue. Argotique, vulgaire, ordurière. J’écris des obscénités et des grossièretés en terza rima. Binnie Kirschenbaum, Poésie, sexe et mélancolie , 2001. Gageons qu’il peut y avoir là un renouveau de l’érotopornographie ! avec une vraie mélancolie : celle de la forme. D’une forme de la pensée. Et du désir. Qui osera ? Que seraient Villon, Baudelaire, Apollinaire, Charles d’Orléans, Verlaine, Peire Vidal, Rimbaud, Chrétien de Troyes, Marcabru, Céline, Zola sans une connaissance profonde des règles de composition littéraire ? Et lorsqu’Hugo pourfend la rhétorique, c’est en connaisseur : partout dans son œuvre, on en voit les traces. Hugo demeure une provocation insoutenable pour les raisonnables. De plus, il sert de « révélateur à médiocres » et à envieux. Il dévoile les roquets aboyant aux mollets des géants : Ceux qui le critiquent sont rarement talentueux. Voici un extrait des de L’Homme qui Rit : Il disait d’une mère précédée de ses deux filles : c’est un dactyle, et d’un petit enfant marchant entre son grand-père et sa grand-mère : c’est un amphimacre. Voilà qui pourrait servir de mnémotechnie : nous voyons le dactyle, avec ses deux syllabes brèves suivies d’une longue, et l’amphimacre, brève entre deux longues. Bien des vers de Virgile prennent, dès lors, un tout autre aspect : Voici d’autres foules en marche ! Mémoire ! nous sommes aux sources de la rhétorique . La poésie, l’écriture ressemblent au sport en cela qu’elles demandent un apprentissage. Nul ne s’étonne qu’un footballeur apprenne d’abord lentement, en les décomposant, les mouvements de base de sa discipline, qu’un boxeur décrive longuement dans l’air chaque direct, chaque jab avec une infinie patience, avant de monter sur le ring.. L’esprit, le cerveau, l’intellect, l’âme, la sensibilité, l’amour même sont, en ce sens des muscles qu’il convient d’assouplir, de rereforcer, de travailler… Aimer c’est passion au travail. La spontanéité, ça s’apprend. Le pianiste virtuose avant de délivrer dans l’air une musique infiniment libre a dû décomposer chaque trait, chaque phrase, besogneusement. Le véritable amoureux a dû se remettre du coup de foudre. Ensuite, faut attiser la flamme. en vivre ou en mourir. Et l’on voudrait que le poète vécût sans passion ? Sans cette ferveur nécessaire, sans routine familière, sans exercice d’amour ? On ne se souvient guère d’avoir appris à marcher. Aussi oublions-nous notre conquête de la grammaire . Cela dit, beaucoup de poètes ont appris « sur le tas », en lisant, en écrivant, singeant un modèle ou s’y opposant : c’est une façon comme une autre de découvrir la stratégie et les règles de l’art. Il ne s’agit pas seulement de prosodie, de rhétorique, mais néanmoins de méthode. L’imagination possède sa rigueur, le rêve est organisé. Ce qui s’affirme parfois étrangement, fort loin de la littérature : On vend du rêve, ça veut dire de la rigueur . Cette phrase fut dite par une femme, travaillant au rayon parfumerie d’un grand magasin. Voici qui m’évoque le « parfum de la grammaire » que savourait jadis Smaragde. Aujourd’hui, le succès des ateliers de creative writing, de l’écriture à contraintes provient aussi du fait que l’on apprend guère à penser. L’inspiration, si décriée n’est pourtant que l’impact résolu d’une concentration antérieure, parfois lointaine. L’expérience intérieure permet de (re) trouver les techniques d’une façon souvent diffuse. Il s’agit de régler- ou de dérégler- nos possibilités de perception pour les ajuster au désir poétique ou romanesque. Et non d’appliquer les recettes habiles d’un respectable savoir-faire artisanal. Il faut comprendre que les inspirés sont, pour la plupart, des habitués de la contemplation, de la réflexion, de la méditation. Trés peu d’humains, d’ailleurs, pensent ( “personne ne médite” disait Monsieur Teste). La pensée dirigée, la pensée qui travaille à quelque chose autant que le chanteur peut travailler sa voix est un acte mental qui n’a rien à voir avec les fantasmes. Françoise Dolto, La Cause des Enfants. Consciemment ou non, les inspirés, artistes ou religieux, maîtrisent l’art de savoir (ou de connaître au sens claudelien !) et de comprendre par l’expérience de l’esprit, de sa simplicité comme de sa complexité. Une macération, une distillation doit s’opérer pour obtenir cette pureté jaillissante que l’on peut croire instantanée. L’art de raisonner conduit aussi à la justesse de l’intuition : c’est l’une des bases de la sérendipité. Hélas, nos écoles n’enseignen t que de vagues squelettes déductifs. Elles ont cependant le mérite d’ennuyer celle qu’elle ne veut pas sélectionner : il s’agit d’une franchise louable ! Car l’élite se composera toujours de ceux qui savent ne pas s’ennuyer… Il s’agit encore d’une démarche personnelle avec de la volonté en prime ! Et l’occasion hasardeuse de devenir soi-même : Pense, pense, pense, disait Winnie l’Ourson ! Mais tout ceci ne signifie qu’une chose : il faut apprendre à aimer. Inspiration, serendipité, volonté de savoir et d’aimer vont ensemble. On ne pense pas sans mélancolie. Car il faut, pour peser en esprit, une vraie conscience du temps, la nostalgie de l’enfui, l’espoir de l’à venir. Ce qui mène à la conscience de l’être. Qui, c’est quoi plus quand :l’entité, c’est de la matière dans la durée. Affronter cette mélancolie demande du courage. Le soleil noir éblouit autant que l’autre. Il peut nous aveugler. En toute conscience. De soi. Oui ; penser ne consiste pas à seulement raisonner. Si nous savions réellement, complètement penser, nous n’aurions que des intuitions. Elles seraient toujours justes, fondée par la culture, le long apprentissage de la spontanéité. Nous perdrions sans doute toute conscience du raisonnement qui s’effectuerait en nous d’une façon analogue aux fonctions organiques : circulation sanguine, digestion, etc. Eritis sicut Dei, disait l’Autre. Trouver le Je. Le poète jouit de cet incomparable privilège qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. Charles Baudelaire, « Les foules », Petits poèmes en prose. Le privilège d’être soi-même pose problème, si l’on en croit les magazines psychologiques, les magazines féminins, les magazines psychoféminins. En même temps, l’injonction « sois toi-même » effraie. Dur est le devenir ! Bien entendu, les névroses caressées dans le sens du poil nous aveuglent. On ne voit pas le principal : ne pas être soi-même c’est nuire aux autres. A son entourage, d’abord. Et ça empêche d’écrire. C’est l’antidote du génie Génie, c’est être cent pour cent soi-même. Les gens ne veulent pas. Ils ont la trouille. Lui, il ose. Freddy Woets, La Doublure Lumière, 1998. Comme de l’équilibre le plus simple.En gros, c’est l’inculture, la jachère mentale. Toute personne inculte se bafoue, s’insulte, se maltraite. La conscience ? c’est la découverte de toutes les altérités. Celle des autres et la sienne propre. Les voyageurs pour le pays des miroirs, en voiture ! Saluez vos reflets avec courtoisie, soyez poli avec vous-mêmes ! Découvrez-vous ! La solitude crée le double comme le reflet crée l’image.L’identité peut se morceller. N’oublions pas : Madame Bovary est Flaubert, et non pas le contraire. On ne détrône pas Gustave.L’unité de l’auteur permet de naviguer, tranquilles, fervents ou frénétiques dans l’œuvre qui nous régit : nous voici capitaines, manoeuvrons au mieux. La difficulté, c’est de battre le rappel de passer en revue les fragments de miroir brisés, sans autre côté flagrant, et qui représentent tous la même chose. On les nomme personnages : être à la lettre, calembour, type aux graphies. Homme de l’être. Fût-il entier, le miroir ne se comporterait pas banalement : nous y serions la plus belle des soi-mêmes.Cependant, on n’entre pas. On reste dehors. Certains s’en effraient. On en voit qui veulent vivre leurs livres, abolir la distance. C’est rare. On peut en devenir fou, c’est la Torschlusspanik, la peur de ne pas faire partie des élus. Un vrai glagla : ne pas devenir celui qui ressemble à ce qu’il doit être. Ecrire, c’est inventer l’autre. Surtout s’il existe. : Celle que j’aime habite un miroir Comment pourrais-je la rejoindre. Dans ce fracas d’astres glacés Moir qui n’ait pas trop de silence Pour me ressembler à moi-même. Marcel Béalu, Ocarina, 1951-1952. Sacré miroir… dès que nous le tendrons à notre personnage, à notre œuvre, afin qu’ils nous y admirent, ce sera fini. Ils ne scruterons que leur propre reflet : pas celui de l’Auteur ! Une définition de soi ? Nous sommes en présence d’une mouvance. Il y a cela, et non pas autre chose. N’empêche que ça rend malaisé le port du masque. De celui que nous désignons en avançant. De paradoxe en paradoxe, on sort de l’opinion commune: … un acteur devrait-il être son propre personnage sur scène qu’il lui faudrait se maquiller pour se ressembler vraiment selon l’optique scénique . Ceci, pour « faire vrai ». Pour se montrer crédible.L’auteur procède ainsi, du moins à peu près. Avec distorsion. Ainsi, toute autobiographie rejoint la parodie. Le mentir-vrai n’autorise guère l’erreur. Ca ressemble au sacré. De toute façon : Il faut perdre le moi pour trouver le je. Paul Ricoeur, Le conflit des interprétation, 1969. Le je agit. Le moi demeure.C’est pas du jeu ! Agir ? même feindre est une action. Même imiter. Y compris le souffle. Apologue ou anecdote ? Durant le tournage de Marathon Man, Dustin Hofman courait comme un dératé avant les prises, afin d’apparaître essouflé à l’écran. Vraiment essouflé. Laurence Olivier lui aurait expliqué qu’être essouflé, ça se joue. Après tout, on ne meurt pas vraiment, lorsqu’on interprète un personnage tué … Voici qui peut illustrer une définition de l’art. L’art est transposition, passage de frontière. Invention : Si cette femme était dans ma vie, elle ne serait pas dans mes livres. Déclare Léopold von Sacher Masoch, quelque part dans son Journal. On peut d’ailleurs regretter cette situation. Victor Hugo narre l’énervement de Méry prétendant que Lamartine a inventé sa belle. Méry s’exprime ainsi : « - Je hais les poètes rêveurs qui inventent des Elvire et épousent des Anglaises… » Cette sortie a un peu contristé tout le monde (…) Méry a promené son regard sur l’auditoire silencieux et, après une minute, a ajouté d’un ton foudroyant : « au nez rouge ! ». Choses Vues, 10 mars 1847. Mais Elvire exista. La poésie supporte ce que la fiction admet aussi, mais d’une autre façon. Ecrire, c’est penser fort. Il ne faut pas confondre nos hôtes imaginaires avec ce que nous sommes. S’ils peuvent montrer, dévoiler, illustrer tel ou tel aspect de nous-mêmes, répétons que nous sommes plus eux qu’ils ne sont nous. La confusion possible apparaît sans doute par un aspect « jungoïde » des projections de tel ou tel lecteur. Chez Jung, en effet, on a trop souvent l’impression d’une confusion entre inconscient et imaginaire. L’inconscient à vif n’est pas primordial, dans la création : il est là. Il sommeille en veillant au grain. C’est une question d’orientation, de vecteur, de sens au sens géométrique : Il ne s’agit donc pas comme beaucoup le croient de se mettre dans la peau des personnages. Ce sont les personnages qui envahissent la mienne. Ch. Neys, « Quand Simenon correspondait avec un psychanalyste », Libération, 19 septembre 1989. Néanmoins, pour un écrivain, jouer ses personnages, ses dialogues, devant un miroir ou non, équivaut à courir pour de vrai alors même qu’il faut feindre. Il ne faut pas devenir cet écuyer tangible du Chevalier Inexistant qui se prend pour ce qu’il voit. Il faut devenir l’écrivain, le philosophe, l’artiste : c’est le chemin d’une vie, chemin de dictature sur les autres qui sont en nous, s’il s’agit de personnages imaginaires ou reconstruits, de characters, d’actants. Etre ou ne pas être ? l’existence du personnage peut nous habiter autrement. On s’en souvient parfois comme d’un vieux pote. On le voit levant son verre au bistro du coin : La plupart d’entre eux sont très vivants dans mon imaginaire comme mes vieux amis qui sont toujours en vie même si je ne les ai pas vus depuis longtemps. Les autres, je les ai oubliés. Comme souvent les gens que l’on rencontre dans la vie. Joyce Carol Oates, Entretien avec Catherine Argand, Lire, novembre 2000. Ce qui provient peut-être du fait qu nos personnages sont souvent inspirés de gens que nous connaissons : avec plusieurs, on en fait un… Hercule Poirot naquit, paraît-il, d’un touriste belge que rencontra Agatha Christie. Entre Madame Bovary et Flaubert, n’y aurait-il qu’une différence de point de vue ? (un prédicateur disait autrefois que c’était entre Dieu et l’homme). Voici l’occasion d’écrire le savoureux mot d’Allemagne : Weltanschaaung. On en mangerait ! Point de vue : espèrons, de ce fait que le personnage représente un certain regard, une façon d’être lui-même de l’auteur, plutôt qu’une identification stricto sensu, projection ou introjection. Reflet divers, selon divers axes . Dans Octobre, Christopher Isherwood découvre un « signe avant-coureur de sénilité : On lui offre un T-Shirt imprimé. Mécontent, Isherwood proteste : les lettres sont à l’envers.En fait, il se regardait dans une glace. Plus que sénile, il me semble écrivain, ce bon vieil Isherwood. Doit-on, pour jouer ses personnages, s’habiller à l’envers, comme si l’on se regardait vivre l’écriture dans un miroir ? Encore plus drôle. Inattendu : Je me regarde souvent dans la glace. Mon plus grand désir a toujours été de me découvrir quelque chose de pathétique dans le regard. Louis-René des Forêts, Le Bavard, 1947. Se mirer devient un jeu de rôle.Dans une nouvelle de Nathaniel Hawthorne, Wakefield , le héros, quitte femme et enfants, va s’installer dans l’appartement d’en face et regarde, par la fenêtre, vivre sa famille durant des années. Sans lui. Est-ce bien le privilège dont parle Baudelaire ? Unie en soi comme un tissu sans motif, toute âme est un grand peuple (Lacordaire dixit). Mais, pour mieux comprendre la réalité du privilège d’être soi-même lisons Victor Hugo. Il écrivit ceci, le jour de Noël, en 1863 : Je suis un homme qui pense à autre chose . Le sujet, comme les personnages sont des courants qui nous mènent. Nous tâchons de les apprivoiser. Mais nous n’y perdons aucune identité. Il nous suffit d’être. D’être nous-même. Et d’en savourer le délice. Moi, dis-je, et c’est assez ! Proclamait Médée. Comme elle, nous tuons souvent nos enfants de papier. Regardons-nous en face, en nous causant bien fort : Oui tu vois en moi et le feu et la flamme, Et le terre et la mer, et l’enfer et les cieux, Et le sceptre des rois et la foudre des dieux.. Regardons-nous en glace en nous criant encore: Maximus intra me deus est. Ce privilège d’être soi et autrui, c’est avant tout celui de demeurer en devenir afin d’être soi-même. Ouf !
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