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orlando de rudder
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3 octobre 2006

Une nouvelle d'Otto Ganz!

Voici une nouvele d'Otto Ganz! Pour en savoir plus sur l'auteur, voir le net!!!

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L’art amer

Otto Ganz (septembre 2006)

Pour Jean-Claude Tardiff

A ma Théü

Anne Guilbault

En Egée

…le respect

pour qui m’a tiré du néant

suffira…

Werner Lambersy

Ce n’était pas dur à deviner, pas difficile de sentir le vent tourner et engouffrer son odeur d’humus dans les naseaux. On me l’avait dit et rabâché, moi le premier, et j’aurais dû m’y tenir. Mais voilà, « tant va la cruche au bistrot qu’elle se fait découper en morceaux » dit-on en Belgique, et la Belgique, quoi qu’en pensent les autres, c’est pas n’importe quel pays, même si, comme le pense toujours chaque Belge, c’est un peu n’importe quoi n’importe où.   

J’aurais dû m’y tenir. Je me serais évité bien des faits, actes et gestes incongrus, en acceptant de me plier à la sagesse populaire. Mais voilà… si on sait comment c’est et comment ça va, on ne sait jamais ni où ça va, ni jusqu’à quel point, ni pourquoi. Puis voilà… on est parfois épouvanté de la bêtise qui peut être la nôtre dans des cas qui, n’ayant rien d’extrêmes, sont souvent plus graves encore par le principe d’érosion systématique qui les anime et nous force à ouvrir la cage de l’enragé sanglier intérieur. Alors voilà, on se réveille un matin, la respiration gênée par un poids sur la bouche. Les yeux s’ouvrent après quelques tentatives de se dégager avec les mains, mais ça vous colle à la face. Je repousse ce qui me colle au nez et c’est une texture de vieille anguille écrasée qui me nappe les doigts. C’est poisseux, c’est froid, c’est luisant. Ça ne sent pas très bon, cette membrane. C’est organique, voilà tout. Je tourne la tête pour rétablir l’espace alentour.

Je suis allongé dans une chambre que je ne connais pas. Parce que je baigne dans la transpiration, je sais être tout habillé. Sur les murs qu’éclaire le matin au travers d’une fenêtre sale, des éclaboussures que je prends, dans une émergente durée d’éveil, comme la preuve que quelqu’un a mochement bâfré ses spagar’s dans cette pièce. Ça a giclé, voilà ce que je me dis à ce moment précis « ça a giclé ». Soit. Peut-être une dispute de couple ? L’idée me traverse l’amphore et je souris, pas plus rassuré. La rixe se serait servie de la préparation culinaire susdite pour manifester toute sa puissance. Si même les grands singes affirment leur colère en balançant leurs excréments, nous autres, tristes humains passés par la moulinette de la civilisation, n’avons rien inventé en termes de réflexes de survie. Nous n’avons pas évolué, l’éducation nous a simplement fait varier la nature des projectiles. Bah… tant que ça dit ce que ça voulait dire et que le sens est perçu avec exactitude par le récepteur… tant que ça jette un peu de clarté sur ce ramassis d’ombres décharnées qui s’entrecroisent avec la sauce bolognaise…

Mes os sont douloureux, je n’ai aucun souvenir des conditions qui m’ont amené ici. Je garde en tête l’ambiance d’un rade mal éclairé et des verres dont le liquide frémissait aux basses d’une musique inutile à identifier, ça oui. Mais pour le reste… j’essaye de me lever. L’exercice est difficile, ardu pourrai-je dire lorsque j’aurai retrouvé tout mon vocabulaire. J’ai toujours été lent à émerger des brumes, et là, de toute évidence, l’ami Ganz s’est pochetronné lourdement. Les lutins tambourinent dans ses forges, sa tête va exploser, mais il perçoit tout ça depuis un tampon de coton hydrophile. Qu’est-ce que j’ai envie de pisser… Mes jambes sont lourdes, si lourdes. Elles ne bougent pas malgré mes efforts. Je ne les sens plus. La panique se glisse, se faufile, s’enroule, repte, m’envahit. Mes yeux tournent fou.

Je tente de me redresser, mais je suis collé aux draps par une croûte noirâtre. Mes doigts touchent des flaques qui s’étirent en longs fils poisseux lorsque j’enlève les mains. Je tente de me retourner, les draps suivent mon mouvement, m’entourant d’une épaisse et étouffante gangue. Tout pèse si lourd. Les cuisses sont comme ankylosées, anesthésiées, voilà ce que me signale la pression de mes doigts. Je ne sens plus mes jambes sous les genoux, plus mes pieds non plus.

Au-dehors, des bruits traversent vers moi. L’activité humaine est là. Je ne suis donc pas isolé : juste coincé dans ce lit solidifié, entouré d’une bull qui ne laisse passer aucun bruit vers le monde. En pivotant ma tête au maximum de mon amplitude, j’aperçois ce qui entoure le lit. Sur chacune des tables de chevet, deux chaussures sont posées, les miennes. En dépassent mes mollets, sectionnés sous les genoux. Je ne comprends pas cette image, elle n’évoque rien pour moi. J’observe ça longuement avec une sorte de désinvolture, une expression très particulière de découragement. Du « à quoi bon ?», du « et alors ?» Oui, et alors ? Alors ? Mais t’es là, sans jambes, sur un plumard et tu te vides de ton sang ! Et alors ? Alors !!?? Tu n’as, l’ami Ganz, aucune raison de te trouver là, rien à foutre là, tu devrais être ailleurs et encore !!! Entier !!! Ce serait d’ailleurs la première fois que tu retrouves tes pompes direct en te réveillant... ça devrait te montrer à quel point tout ceci pue l’anormal, non ?   

Ma main droite tente d’atteindre la périphérie du pieu, et se heurte à quelque chose enroulé dans une couvrante. Je tire l’objet vers moi. Une sorte de sphère d’environ 35 centimètres de diamètre, lourde, encombrante : à plusieurs reprises, elle m’échappe de la main. J’arrive pourtant à l’amener dans mon champ de vision. Je perds un temps inimaginable à déballer l’objet. Un visage apparaît, tuméfié. Je n’ai aucun doute : je me reconnais. C’est maintenant, et seulement maintenant que la terreur s’engouffre. Je crie, j’appelle, mais de ma gorge ne sort qu’un long râle entrecoupé de gargouillis. Mon souffle est court et se raccourcit encore, je le sens au halètement que subissent les forces que j’attire vers mes muscles. De mes yeux, aucune larme ne coule. Je me résigne au silence. Nous nous regardons et je suis le seul des deux à me voir. Satan, est-ce donc si difficile d’être un ange ?!!!   

*

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